« C’est la clé du paradis… », souffle une visiteuse lorsque l’artiste pluridisciplinaire, Eric Philippoz, lui tend un lourd trousseau destiné à ouvrir une imposante porte en bois. Une telle solennité pour entrer dans un carnotzet est inhabituelle (oui, même en Valais). Mais celui-ci n’est pas comme les autres. Imaginé par le lauréat du Prix Manor Sion 2017* et installé, à cette occasion, Au Quatrième – espace destiné aux expositions temporaires – du Musée d’art du Valais, il se présente comme un autoportrait en 3D. Invention vaudoise ( !), réappropriée par les Valaisans, le carnotzet devient ici un espace intime que l’on arpente avec curiosité, s’interrogeant sur le poids et les valeurs des traditions.
Appropriation de l’espace institutionnel
Dans l’installation baptisée sobrement Le carnotzet, certains curieux se mettent à toucher les objets environnants. En toute bonne Suisse que je suis, me voilà horrifiée ! Mais dans mon dos, j’entends l’artiste offrir une tasse de thé à ses convives. Alors bon, moi aussi je m’installe à la table en bois massif pour siroter mon cynorrhodon et piquer allègrement dans les cœurs de France.
Faire comme si, mais seulement l’espace d’un instant. Car pour accéder à ce carnotzet-là, il a fallu pousser la porte du musée, monter quelques étages plutôt que d’en descendre et traverser les pièces qui accueillent le tout nouvel accrochage, centré sur l’histoire de la représentation du paysage. Et le musée s’impose jusque dans le carnotzet, où un pan de ses murs reste apparent. « J’y ai accroché un tableau de mon père, histoire de l’intégrer à la collection permanente », avoue Eric Philippoz. Finement joué !
Cabinet de curiosités
Le carnotzet n’est pas une réplique de ce lieu traditionnel, dans lequel le propriétaire invitait ses amis (pas d’écriture inclusive ici, il s’agissait bien de rendez-vous essentiellement masculins) pour boire du vin et discuter politique.
Le geste institutionnel et l’approche décalée et subversive d’Eric Philippoz donnent à cette antre des amitiés viriles, une toute autre dimension. Si les souvenirs d’enfance et les références à la religion catholique, à la chasse et à la nature sont présents, leur traitement intrigue. Tandis que le portrait de la première communiante arbore des traits androgynes, les têtes de chevreuils quittent leur statut de trophées pour s’animer sur des corps asexués et le gland, fruit appartenant à l’iconographie de la chasse, se décline, rose pâle, en une moquette à l’aspect à la fois psychédélique et délicat.
Dans un coin, un karaoké clignote de toutes les couleurs du dancefloor, faisant de l’œil au glory hole maquillé, de l’autre côté de la pièce. L’hymne fatalement connu de Céline Dion tourne en boucle. « Je sais pas, je sais pas… ». Dissolution des repères ; nous non plus, on ne sait plus.
Le poids des traditions
Originaire de Luc, petit village de la commune d’Ayent, dans le canton du Valais, Eric Philippoz est aussi familier des grandes villes et des milieux LGBT. Entre poids des traditions et liberté des mœurs, le jeune homme vit dans une constante ambivalence, qui définit son travail artistique.
Après Genève, la Norvège, les Pays-bas, voilà qu’il s’est installé dans la maison héritée de sa grand-mère. Un retour aux sources qui se fait à dessein. « Je réfléchis constamment à mon rôle, ici, en tant qu’artiste », confie-t-il. Et de la rénovation de la maison familiale, devenue l’Hôtel Philippoz (son chez lui, son atelier et une résidence d’artistes) au carnotzet, en passant par sa performance, Laisser les piolets au bas de la paroi, un fil rouge artistique se dessine : loin de les rejeter, Eric Philippoz s’empare des traditions, se les approprie, les adapte et les modifie, remettant alors en doute leur immuabilité.
Dans son carnotzet, héritage, humour et érotisme se mélangent. Les tasses de thé fumantes se sirotent sous l’œil bienveillant et malicieux de Jean Genet, penseur de l’érotisme masculin qui, sous la main de l’Ayentôt, s’immisce dans un dessin effectué sur la base d’une photographie prise dans un carnotzet. La scène d’amitié, où les mains s’entrelacent, devient alors des plus ambiguës.
Le doute plane, et jusqu’au 11 novembre 2018, le visiteur pourra faire de ce carnotzet, sa propre interprétation et, pourquoi pas, rêver à son antre idéale.
*Importante distinction dans le domaine de l’art contemporain en Suisse, le Prix culturel Manor est attribué tous les deux ans dans chacun des douze cantons où il est institué. Chaque lauréat reçoit un chèque d’un montant de 15 000 francs et Manor fait l’acquisition de l’une de ses œuvres.
ERIC PHILIPPOZ (*1985)
Artiste pluridisciplinaire, Eric Philippoz a étudié à la HEAD, Haute École d’art de design à Genève où il a obtenu son Bachelor. Après un Master en arts visuels à l’ArtEZ Dutch Art Institute à Arnhem (Pays-Bas) et un passage à la Bergen National Academy of the Arts (Norvège), il vit et travaille à Ayent (VS). Soutenu par la Fondation BEA pour jeunes artistes, il a résidé à l’Atelier Tremplin de la Ferme-Asile à Sion (2012-2014). Le service de la culture de l’État du Valais lui décerne en 2013 une bourse de soutien à la création ainsi que la bourse ArtPro pour artistes visuels émergents en 2016. En plus du Prix culturel Manor Valais 2017, il reçoit la même année le Prix d’encouragement aux arts de la scène – PREMIO – pour sa performance Laisser les piolets au bas de la paroi produite au TLH – Sierre.
Son travail a déjà été exposé en Suisse et à l’étranger, notamment au Musée des beaux-arts de Thoune, à la Ferme-Asile à Sion, aux Swiss Art Awards 2013 de Bâle et au Suburban video lounge à Rotterdam. Il participe à des festivals de performances tels que .perf à Genève. En 2012, son ouvrage autobiographique Livret de service est présenté à la New York Art Book Fair.
Sabrina Roh