Rencontre avec Milagros Mumenthaler | « La idea de un lago » et l’intimité de l’absence

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Image droits réservés © Look Now

Après Abrir Puertas Y Ventanas, (Les trois soeurs), primé par un Léopard d’Or à Locarno en 2011, la réalisatrice suisse argentine Milagros Mumenthaler revient avec un second long-métrage La idea de un lago. Inès, enceinte, décide de publier son livre de photographies avant la naissance de son enfant. Un livre qui la replonge dans les souvenirs de son enfance et plus particulièrement de la disparition de son père lors de la dictature en Argentine.

Plusieurs cinéastes ont abordé la disparition lors des années de dictature, exprimant par leurs diverses approches, la subjectivité et l’intimité de la thématique. Le nombre de personnes disparues pendant la dictature en Argentine est débattu mais s’élèverait à 30 000 (selon des mouvements comme les Mères de la Place de Mai) et de nombreuses familles demeurent dans l’ignorance du sort de leur proche. Entre impossibilité de faire son deuil et manque de prise en considération de la part de l’Etat, les femmes de la Piazza Mayor incarnent le symbole de cette lutte pour la vérité et la reconnaissance. Depuis la fin de la dictature, un grand nombre de films se sont penchés sur la thématique des disparus et sur l’impact de ces disparitions sur l’Argentine actuelle comme par exemple Cautiva de Gaston Biraben, M de Nicolas Prividera et El Premio de Paula Markovitch.

Une maison au bord du lac au Sud de l’Argentine apparaît comme le point de convergence de la mémoire d’Inès, là où tout s’est à la fois construit et défait. C’est une immersion dans l’intimité de l’absence, une lente et poétique exploration de l’emboîtement entre passé, présent et futur que Milagros Mumenthaler nous propose dans La idea de un lago. Le Billet a rencontré la cinéaste à l’occasion de sa venue au City Club de Pully où le film sera à l’affiche tout le mois de décembre.

Propos recueillis par Milena Pellegrini.

Le film est une adaptation libre d’un livre de poésies, parlez-moi de la genèse du film.

C’est un livre de poèmes intitulé Pozo de Aire de Guadalupe Gaona. C’est un livre autobiographique qui m’a beaucoup touché; son père a disparu pendant la dictature en Argentine dans les années 70. Cette disparition est présente chez l’auteure, mais elle n’en fait pas un thème, elle ne parle pas de faits concrets. Les poèmes ont à voir avec l’après, avec ce qui reste, avec des sensations. En d’autres termes, le livre a à voir avec ce que ressentent, sa mère, son frère et avec ce lieu très spécial au sud de l’Argentine. Le côté poétique, les images et le côté documentaire et autobiographique ont été les trois points de départ pour penser le film.

Quelle est votre relation avec la thématique des disparus, et plus généralement avec la dictature?

Mes parents sont exilés politiques. Ils sont venus en Suisse car mon père avait déjà la double nationalité. C’est un sujet qui m’était sensible mais je n’ai jamais eu la nécessité de faire un film à ce sujet. Mais lorsque j’ai découvert ce livre, j’ai tout de suite eu des séquences visuelles très fortes qui me sont venues à l’esprit. Ce qui m’intéressait était d’explorer le visuel et la dimension sensorielle des choses. Dans ma filmographie, qui inclut des courts-métrages et un long-métrage, je ne l’avais pas forcément fait et ce livre a été l’opportunité d’aborder les choses de façon plus sensorielle et poétique.

La cinéaste Milagros Mumenthaler
La cinéaste Milagros Mumenthaler

J’ai perçu dans le film un univers très féminin. Que ce soit autour de la maternité mais aussi de l’indépendance des personnages..qu’en pensez-vous?

L’auteure est une femme, le personnage est une femme et je l’ai pensé au féminin. Je suis rentrée dans la tête d’Inès, de ses souvenirs, là où elle veut nous emmener. Je peux imaginer que l’on puisse ressentir le film comme féminin. Mais au-delà de cela, lorsque j’ai commencé à parler avec des femmes de disparus, j’ai compris que les compagnes, les mères, les grands-mères des disparus ont créé des associations pour lutter. Les femmes ont dû travailler, éduquer leurs enfants, et elles n’ont pas eu d’espace pour la lutte. Mais ce qui est intéressant, c’est que pour les compagnes des disparus, il n’existe pas le lien du sang et elles n’ont de ce fait pas les mêmes droits. J’ai voulu explorer cette différence entre mère et enfant de disparus. Ces deux personnages prennent alors de la force dans le film et se confrontent.

Pour construire le personnage d’Inès, vous avez rencontré des mères et des compagnes de disparus?

C’est parti de beaucoup de discussions avec l’auteure du livre. J’ai fait quelques interviews et ça m’a suffit. Beaucoup de choses reviennent dans leur discours. Les interviews m’ont permis de me sentir confiante dans ce que je racontais à propos de cette thématique très délicate. Il était important que les personnes qui vivent cela me donnent leur accord. J’ai pensé le personnage d’Inès en l’imaginant, en m’identifiant à elle et en allant où elle voulait m’emmener. Si le film travaille sur plusieurs temps, ces différents temps ne sont pas des flashbacks mais ont à voir avec un côté émotionnel du personnage.

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L’actrice qui incarne Inès, Carla Crespo, est elle-même une fille de disparu, était-ce important pour vous?

Pour moi, le côté documentaire du livre était important et j’ai essayé dans le casting de prendre des gens vrais et ne pas les prendre pour leur performance. La personne qui travaille dans l’équipe argentine d’anthropologie est une femme qui a travaillé des années avec cette équipe là. L’éditeur est réellement éditeur. La grand-mère est en réalité ma grand-mère. Inès, je ne l’ai pas choisie que pour cela, mais c’était une démarche dans le casting. La mère est une femme qui est chanteuse, critique littéraire, elle a un monde et elle n’est pas seulement actrice. La performance m’importe peu.

Depuis la fin de la dictature, plusieurs films ont été faits sur la thématique des disparus. Est-que ces films font partie de vos inspirations?

Il y a des films qui m’intéressent moins, ce sont ceux qui racontent des faits concrets. Le documentaire qui s’appelle M de Prividera m’a beaucoup touché. C’est un film très viscéral, le réalisateur est fâché avec ses parents, il prend la parole et il demande à des amis de ses parents des explications sans avoir les réponses à ses questions. Il y avait un autre regard, d’une personne qui a vécu cette situation et qui cherche des réponses. Je découvrais quelqu’un qui racontait son ressenti sur son expérience. Le film parlait de l’intime et non des faits. C’est ce qui m’a interpellée et inspirée.

Le mode de narration que vous utilisé est particulier : fragmenté, discontinu. Pourquoi?

Pour moi le sujet qui englobe tout le film est la mémoire. C’était la meilleure manière de la représenter à travers un film. La mémoire est un espace où l’on vit le présent, différents passés et une projection du futur. Il y a des photos d’archives mais à partir de ces photos, l’imaginaire revient toujours. C’est pour cela que l’imaginaire est présent dans beaucoup de séquences de l’univers de la mémoire d’Inès. Je ne pouvais pas faire un film linéaire. La mémoire est en constant mouvement, c’est un grand puzzle.

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Diplômée en Etudes du développement international, je rejoins l'équipe du Billet en janvier 2015. Films engagés, indépendants, je suis à la recherche d'un cinéma qui perturbe le sens commun et heurte la banalité. Parallèlement, je travaille sur différentes recherches académiques sur le cinéma et la mémoire ainsi qu'au sein du bureau du festival Cully Jazz.