Le Billet a eu le plaisir de rencontrer la cinéaste Alice Winocour lors de sa venue au cinéma Cityclub de Pully pour présenter son deuxième long-métrage Maryland. Présenté à Cannes dans la sélection Un certain regard, le film explore le traumatisme et la paranoïa à travers Vincent (Mathias Schoenarts), vétéran rentré d’Afghanistan atteint de stress post-traumatique, chargé de protéger Jessie (Diane Kruger), la femme d’un riche homme d’affaires libanais. Violent, intime et sensoriel, le film raconte et matérialise le traumatisme à travers son expression sur les corps, mettant le spectateur « sous la peau » du personnage. Une immersion rendue possible par le travail de la bande-originale signée par Gesaffelstein. Alors que Mustang, dont elle a co-écrit le scénario a été nominé aux Oscars pour le meilleur film en langue étrangère, Alice Winocour, douce et puissante, nous a parlé de la naissance de Maryland, mais aussi de sa vision presque apocalyptique des récents événements et de sa critique ironique d’un universe politique où l’on promet une France « moderne, où on n’occupe pas les usines et où on ne brûle pas les voitures ».
Propos recueillis par Milena Pellegrini.
Comment est né le scénario de Maryland?
Des soldats français rentraient d’Afghanistan et il n’y avait jamais eu de film sur la figure du vétéran en France: une figure qui est assez présente dans le cinéma américain, mais pas dans le cinéma français. J’ai rencontré ces soldats, beaucoup d’entres-eux dans l’hôpital de Percy qui s’occupe des mutilés, les post-traumatisés. C’est comme ça qu’est né le personnage de Vincent. J’ai imaginé ce soldat de retour qui est confronté à un monde brumeux, de politiciens corrompus, à un monde qu’il ne comprend plus. Une fois que le scénario était terminé, je me suis rendue compte que c’était des problématiques comme le dysfonctionnement du corps, l’expression de trauma exprimée par celui-ci qui m’avaient toujours intéressée.
Comment avez-vous transmis ce personnage à Matthias Schoenaerts?
On a rencontré des soldats ensemble et on s’est entrainé avec eux. Je lui en ai fait rencontrer 3-4, mais moi j’en ai rencontré bien plus. On a fait des exercices de tir : il avait une arme factice pendant plusieurs mois avec lui pour vraiment être le plus naturel possible avec. Il a aussi écouté beaucoup de témoignages. On avait aussi cette idée de passer 3 jours dans une caserne, mais moi je n’avais pas le droit d’y aller parce que j’étais une femme et du coup on a fait autrement. On a fait des exercices de garde rapprochée où moi je faisais la VIP car il y a plein de gestes qui sont très précis.
Les thèmes reliés à des problèmes psychiatriques sont centraux dans vos films. Comment vous l’expliquez?
Je ne sais pas. C’est à un psy qu’il faudrait poser cette question! Je préfère ne pas trop savoir. Ce qui m’intéresse, plus que les problèmes psychiatriques, c’est comment le corps parle pour exprimer ce que l’on ressent, le langage du corps quand les mots n’existent plus. Par exemple dans l’hystérie, ce qui m’intéressait de montrer c’était comment ces filles exprimaient avec leur corps ce qu’elles ne pouvaient pas dire car la société l’interdisait. C’était une manière de se révolter avec leur corps. L’hystérie n’a pas disparu, elle a simplement pris d’autres formes comme l’auto-mutilation, l’anorexie. On pourrait dire que Vincent est un hystérique masculin dont le corps a gardé la mémoire de la guerre. En France aujourd’hui, par rapport aux attentats de novembre, même les personnes qui n’ont pas été blessées physiquement portent les stigmates de l’attaque. C’est la même chose pour les soldats, sans parler de grands traumas, tous les gens qui ont été sur un terrain de guerre ne peuvent pas rentrer indemnes car ils ont été confrontés à la mort. C’est ça le syndrome post-traumatique: avoir été confronté à la mort où l’avoir vue de près. C’est ce à quoi sont confrontés tous les soldats. C’est justement physique, ce n’est pas psychologique. C’est le corps qui prend le pouvoir sur l’esprit. Lorsqu’on refoule des choses, c’est la mémoire sensorielle qui parle. Ce film, je l’ai pensé vraiment comme une expérience sensorielle.
Comment est née la collaboration avec Gesaffelstein?
J’étais une fan de son travail. Je voulais quelqu’un qui travaillait dans l’electro. Cette musique hyper violente me semblait importante. Je lui ai écrit une lettre, je l’ai rencontré et il est devenu un collaborateur super important. Il est venu sur les tournages pendant 4 jours, il a composé le thème du film sur place. Je voulais placer le spectateur sous la peau du personnage et que l’on soit aussi dans ses oreilles. On a beaucoup travaillé la bande-son du film pour construire ce qui se passait dans sa tête et dans ses émotions. Le cinéma permet cela, c’est ce que je trouve fascinant. On a beaucoup travaillé avec les altérations de la réalité, des sons, de l’image, des vitesses de caméra.
Pour moi, c’était très important de travailler avec Gesaffelstein, il y a quelque chose de très violent et à la fois de très religieux , de sacré dans sa techno. Je retrouve des éléments liés à l’effondrement du monde dans sa musique, ce qui est très contemporain.
Tous ces aspects-là sont assez forts, concrets et créent un espace hors-champs du film, d’espace mental d’un soldat de retour de guerre. Il n’y a pas de flash-back, mais la musique exprime finalement son état intérieur.
Pendant une brève scène, Vincent regarde la télévision et on y voit un politicien qui promet une « France moderne, sur le droit chemin, où on n’occupe pas les usines et on ne brûle pas les voitures ». On sent tout au long du film, en arrière-fond, une critique de la corruption, de la politique. Comment cela a été reçu en France?
C’est marrant que vous posiez cette question car c’est quelque chose qui a été très peu commenté en France. Je ne sais pas si c’est un déni collectif. A chaque fois que je vais présenter le film à l’étranger les gens m’en parlent. Ce que je voulais décrire, ce n’est pas une affaire en particulier mais plutôt une sensation d’effondrement du monde dans lequel on ne peut même pas se rattacher à la politique. Il existe cette sensation de n’avoir plus aucune prise sur le monde : être à la fois témoin de tout mais de n’avoir aucune prise sur les choses. C’est vrai qu’en France certains m’ont dit qu’il y avait un problème de vraisemblance, que les trafiquants ne devraient pas être des Français, mais des Russes par exemple. Et c’est quand même incroyable! Dès qu’on ouvre un journal, il y a des affaires de corruption.
Je ne sais pas pourquoi on a cette difficulté à en parler en France. J’ai une fascination pour les Etats-Unis où ils arrivent bien à se décrire, se critiquer. Par exemple David Simon, le créateur de la série The Wire a rencontré Obama. Il y a plus de connexions entre le pouvoir et les artistes. Pour moi, c’était une manière de décrire ce monde chaotique. Le film se passe sur la riviera française où normalement il fait beau, il y a du soleil et là, il y a des trombes d’eau. Même le temps devient chaotique. Le film est une histoire d’amour, bien qu’étrange, avec l’idée que les deux personnes qui sont décalées par leur milieu se retrouvent dans cette maison, à l’abri du chaos du monde où ils échangent un moment furtif. Ils s’apaisent mutuellement. La scène emblématique de cela c’est quand ils regardent la télévision, ils s’endorment côte à côte. C’était une sorte de scène d’amour.
Est-ce que le cinéma peut avoir un rôle thérapeutique?
Pour moi oui en touts cas. Hier soir, je parlais avec un ami avec qui je suis en train d’écrire un film qui se passe en Serbie. On parlait de l’exil et il me parlait du réalisateur palestinien Elia Suleiman. Il expliquait qu’il ne pouvait pas rentrer en Palestine, qu’il n’avait pas l’impression de pouvoir rentrer là-bas car son pays n’existait pas. Finalement son pays c’était les films qu’il réalisait. C’est quelque chose à quoi je m’identifie. Une sensation d’appartenir à un monde qui est celui du film, de créer ce monde, de s’y projeter. Derrière l’aspect film de genre, les problématiques que j’aborde sont très intimes et je ne pourrais pas faire un film qui ne l’est pas.
Et à l’inverse pour les spectateurs?
J’espère aussi! Ce que j’aime aussi c’est que tout le monde puisse se projeter. A partir du moment où le film est fini, il n’appartient plus au réalisateur. Dans Maryland, ce que je voulais, c’est que le spectateur devienne aussi paranoïaque que Vincent : qu’il se fasse ses propres scénarios que lui-même invente à partir de ce qu’il voit. Tout prête au doute et j’ai délibérément joué avec l’aspect mental du film. Dans notre ADN de spectateurs, on connaît la grammaire de ces films. J’ai essayé de jouer avec ces règles et de les déjouer pour prendre le spectateur à contretemps.
C’était aussi une façon de dire qu’aujourd’hui tous nos pires cauchemars sont en train de se réaliser. Les attaques du Bataclan, c’est exactement ça : des gens qui surgissent du noir, masqués et tuent des gens et on ne comprend pas pourquoi. C’était cet état du monde que je voulais décrire.
Certains ont été surpris qu’une femme réalise un film « si violent ». J’ai lu vos réactions qui soutenaient principalement que cette dichotomie entre « écriture féminine » et « écriture masculine » n’a plus de raison d’être. Mais pensez-vous qu’il existe une auto-censure de la part des femmes de faire des films qui sont connotés à une écriture plus masculine?
Les réactions des gens à Cannes m’ont étonnée. C’est assez incroyable que l’on réagisse encore comme ça aujourd’hui. Les femmes ne doivent pas se cantonner à un genre. Elles ne doivent pas faire des films d’action si elles n’en ont pas envie, mais tout devrait être ouvert. La révolte des femmes est une problématique qui m’est assez proche et qui me tient à coeur ; on le voit dans Augustine et dans Mustang. L’idée de film de genre est venue du personnage et c’est lui qui m’a mené au film d’action. Je n’ai pas eu l’impression de faire un film si différent qu’Augustine. On m’a aussi dit que c’était étrange que ce soit un personnage masculin. C’est peut-être vrai que les femmes réalisatrices, car sous-représentées parmi les réalisateurs, ont envie de développer des personnages féminins complexes et pas forcément des objets de désir, de fantasme. Je trouve intéressant de filmer les hommes comme des objets de désir comme les hommes l’ont fait avec les femmes depuis la nuit des temps. Même si j’espère que le personnage de Vincent n’est pas uniquement perçu comme un objet de désir.
Mustang a été nominé aux Oscars pour le meilleur film en langue étrangère et vous avez présenté vos films à Cannes. Que représente ce monde des prix et des récompenses pour vous ?
Cannes est un endroit particulier car à la fois c’est très gratifiant d’y être mais aussi très effrayant d’être jugée permis les plus grands. Les films sont jugés avec sévérité et c’est la même chose pour les Oscars. Mais c’est très excitant et gratifiant. Pour la nomination de Mustang aux Oscars, il y a quelque chose de très surréel. Le nom du film, qui se réfère à un cheval sauvage, décrit bien la façon dont s’est fait le film. Deux semaines avant le tournage, il n’y avait plus de producteur, il a failli ne pas se faire. C’est dans son l’ADN d’être une forme d’outsider qui arrive finalement en première ligne. Mustang est un film contre l’obscurantisme, qui met en valeur la liberté, la solidarité, la rébellion des femmes. Ce sont des thèmes qui doivent aujourd’hui toucher tout le monde.
« Je suis fière de toutes les petites Mustangs, où qu’elles soient, qui se battent pour leur liberté. »
Maryland sera projeté tout le mois de janvier au CityClub de Pully. Retrouvez les horaires ici.
Bande-annonce:
La bande-originale signée par Gesaffelstein: