Entretien : Guillaume Nicloux

Guillaume Nicloux nous a fait l'honneur de nous accorder un entretien pour évoquer son film présenté en Compétition.

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Guillaume Nicloux - Image droits réservés - festivaldecannesofficiel.tumblr.com

Réunissant Isabelle Huppert et Gérard Depardieu, Guillaume Nicloux présentait un film très attendu sur la Croisette. Valley of Love est un film touchant qui peut sembler minimaliste, mais si on s’y intéresse de plus près, Guillaume Nicloux expose son travail de manière plus subtilement qu’il n’y paraît. La parole est à Guillaume Nicloux.

La critique du film ici

Propos recueillis par Sven Papaux

 

Par rapport à ce décor de la vallée de la Mort, n’est-ce pas un peu intimidant quand on commence à se mesurer à un tel endroit ?

GN : Je n’utiliserai pas ce terme. Je dirais que c’est très nourrissant, parce que ce type de lieu vous montre que vous n’êtes pas le patron et que vous ne le serez jamais. Ce sont des décors qui dictent leur propre temporalité. L’impact climatique qu’ils vous imposent fait que vous avancez à leur rythme, vous n’êtes dans un décor comme celui où nous sommes en ce moment. S’il fait trop chaud, nous pouvons mettre un ventilateur, or dans le désert vous devez l’accepter ou vous luttez contre, mais vous êtes sûr de perdre. Donc nous avons essayé d’apprivoiser ce décor et d’en profiter le mieux possible afin d’avoir des résonances très fortes avec lui.

On sent que votre oeuvre gravite autour du thème de la mort. Quel rapport entretenez-vous avec la mort ?



GN : La mort est en chacun de nous, la mort fait partie de la vie puisque nous sommes les seuls de l’espèce vivante à savoir que nous allons mourir d’une façon assez inéluctable. C’est ce qui crée la force vive de ce que l’on vit, c’est ce qui crée nos traumatismes, parfois nos décisions, nos lâchetés. Je dirais que c’est l’élément dont vous parlez qui fait tout l’intérêt de la vie, et ce n’est donc pas, pour moi, une vision pessimiste ni morbide. Tout les peuples n’ont pas le même rapport avec la mort. Je crois que c’est une vue de l’esprit. Vous-même, vous pouvez être confronté à une peur grandissante liée à cet événement qui arrivera de toute façon, et il y a des moments où nous sommes plus sereins, où nous l’acceptons, et cela fait partie d’une composante essentielle à ce que nous vivons. C’est donc un état d’âme. Comme dirait Bachelard : « la forêt est un état d’âme ». Le désert est un état d’âme parce que vous êtes confrontés à des lieux qui vous plongent dans quelque chose de très intime, de très personnel et qui révèlent des choses que vous n’auriez peut-être pas eu l’occasion d’exprimer dans un décor quotidien. Vous vous retrouvez très rarement totalement seul, et si vous êtes prêt à affronter cette solitude dans des lieux aussi intenses, alors ils se passera des choses.

Je souhaiterai revenir sur le premier choix qui était de prendre Ryan O’Neal, ce qui aurait induit un rapport complètement différent avec le spectateur. Pourquoi avoir pensé à lui et changé ce choix initial ?

GN : Pour le coup, Ryan O’Neal appartient à la mythologie cinéphilique d’une façon encore plus forte. Quand j’ai pensé à Ryan O’Neal, je voyais une figure très emblématique. Mais à cette époque, j’étais encore dans une sorte de rétention qui pesait dans beaucoup de mes films et dont je suis en train de me débarrasser. C’est pour cette raison que ce film est celui que je livre le plus facilement, plus honnêtement dans la mesure où je m’expose davantage et où je tends vers une émotion plus perceptible, alors que mes précédents films sont plus encadrés dans un contexte de genre. J’ai le sentiment qu’avec Valley of Love, j’ai pu toucher à quelque chose de plus profond chez moi, de plus intime. Donc, après l’acceptation de Ryan O’Neal et l’impossibilité de faire le film dans cette langue, je me suis réinterrogé sur l’histoire et je suis arrivé à un moment personnel dans ma vie où j’ai compris qu’il fallait que j’aille de façon plus directe me confronter à l’histoire que je racontais. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Gérard Depardieu, et les choses ont fusionné.

Tout le monde connaît le drame personnel qu’a vécu Gérard Depardieu. Le film peut apparaître comme un miroir, c’est une chose qui vous a sûrement traversé l’esprit ?



GN : Bien sûr, mais dont nous n’en avons jamais parlé avec Gérard. C’était évident, surtout quand il m’appelait. Je m’appelle aussi Guillaume. Il y a un trouble mais tout cela ne nous a jamais dérangé. Gerard Depardieu a rapport très particulier avec la mort, ce n’est pas quelque chose qui l’effraie. Il fait partie des gens qui ont plus peur de la maladie que de la mort.

« Gérard Depardieu a un rapport très particulier avec la mort, ce n’est pas quelque chose qui l’effraie. Il fait partie des gens qui ont plus peur de la maladie que de la mort. »

N’avez pas senti une certaine retenue, durant le tournage, du au drame familial qu’a vécu Gérard Depardieu?

GN : Non, pas du tout. Lorsque vous avez deux acteurs comme Depardieu et Huppert qui vous accordent leurs confiances, ils ne sont pas là pour réduire la confiance qu’ils vous accordent. Le sujet était connu de tous, donc il s’agissait d’aller le plus loin possible ensemble et de traduire le mieux possible les émotions qui sont proposées par le film. Ce qui était assez imprévisible, c’était de voir la fragilité et l’intensité qu’ils allaient avoir dans leurs retrouvailles, c’est ce qui crée une sorte de trouble pour le spectateur. Parfois, on se demande si cela appartient à leur histoire ou au film. Donc, il y a une porosité assez régulière entre ce qu’ils sont, et ce que le film leur demande d’être. C’est ce rapport qui nous a troublé les trois, mais qui est aussi un des vecteurs principaux du film.

C’était donc voulu de les appeler par leurs propres noms ?



GN : Bien sûr. Nous pouvons faire une affiliation avec mon film L’Enlèvement de Michel Houellebecq. Michel Houellebecq joue son propre rôle, mais là je voulais aborder le documentaire par le biais de la fiction. Tout documentaire est une fiction, pourquoi ne pas utiliser la fiction pour recréer le documentaire à l’intérieur? Il me semble qu’on peut acquérir beaucoup plus de liberté en permettant à la personne qui vous filme de se dédouaner de cette obligation d’être le plus juste possible, comme dans un documentaire traditionnel. Si vous lui permettez de l’introduire dans la fiction, il va sans doute se révéler beaucoup qu’il ne le ferait lorsqu’on lui demande d’avoir une parole très véridique, pensée, structurée. Valley of Love utilise des sentiers balisés par la fiction mais se permet des incursions dans des souvenirs intimes qui les concernent.



On le ressent dans certaines scènes. On a l’impression de voir Depardieu tel qu’il est.



GN : Cela fait partie de la vision organique du personnage. C’est pour cette raison que vous voyez Gerard Depardieu tel qu’il est. Dans sa nudité… il n’y a pas de volonté de provocation dans le fait de s’afficher comme il est. Depardieu en devient beau. C’est pour cela que j’ai eu envie de filmer son dos, sa sueur. Je le trouve magnifique dans ce que sa personne offre avec toutes ses contradictions. Je pense qu’aujourd’hui, il est des très rares qui sont presque passés de l’autre côté. Comme Michel Houellebecq, Depardieu a beaucoup vécu. Ce sont des personnages lucides, francs, ce qui est rare aujourd’hui. Mais cela implique des débordements, de la provocation mais aussi énormément d’émotion et d’humanité. Ils sont eux-même et c’est très rare !

« Comme Michel Houellebecq, Depardieu a beaucoup vécu. Ce sont des personnages lucides, francs, ce qui est rare aujourd’hui. »

Nous avons l’impression que le corps de Gérard Depardieu est un film à lui seul. Comment l’avez-vous appréhendé ?



GN : Je l’ai découvert comme vous. La première fois que je l’ai rencontré, j’ai eu choc. Un choc intime ! Parce que j’y ai vu mon père. Depardieu a la même peau que lui, la même odeur, la même transpiration, le même regard et certaines mêmes expressions. Cela constitue un trouble fort et puissant. Du coup, vous éprouvez une sorte d’amour qui est instantané et qui n’a pas besoin d’être justifié par des mots ou des actes. Ces rencontres sont très rares.

Huppert et Depardieu n’ont pas beaucoup travaillé ensemble. Est-ce qu’ils sont sur un même rythme ?



GN : Pas du tout. C’est ce qui est merveilleux ! Ce sont deux pôles différents qui sont obligés de se réunir pour fabriquer quelque chose ensemble. Là, les pièces du puzzle doivent s’assembler pour créer un tableau final. C’est très jouissif d’être le premier spectateur de cette petite alchimie qu’on essaie de proposer.

« [Huppert et Depardieu] sont deux pôles différents qui sont obligés de se réunir pour fabriquer quelque chose ensemble. »

Vous avez joué les interventionnistes ou vous avez laissé jouer ?



GN : Je crois être un interventionniste silencieux. Pour moi, au moment où vous choisissez un acteur, le travail est à moitié fait.

Travailler avec la crème du cinéma français demande-t-il une approche différente artistique entre chaque acteur ?

GN : Mon comportement est le même, ce qui peut parfois provoquer des troubles pour certains. Encore une fois, je les considère comme des personnes et non des acteurs. Parfois, il y a eu un temps d’adaptation difficile pour certains. Je suis comme ça, je ne suis pas ce genre de personne qui passe son temps à rassurer, à expliquer. J’aime beaucoup la communication silencieuse et le fait qu’on puisse s’accorder ensemble sans avoir besoin de justifier ce qu’on doit fabriquer. Le but est toujours le même, le but est de mentir le mieux possible. Mais le grand bonheur, c’est de mentir le plus sincèrement possible!

Je trouve très intéressant votre propos de « mentir sincèrement ».

GN : C’est très paradoxal. Le cinéma est paradoxal, car on va essayer de vous faire vivre des émotions qui ne sont pas réelles. Lorsque vous les filmez, enfermer deux personnes dans un cadre et vous faire croire que ce que vous voyez est la vérité, c’est un énorme mensonge. Alors faites-le le mieux possible, essayez de me faire croire à cette impossibilité. Heureusement, nous sommes des spectateurs friands. On aime se réfugier dans autre chose que ce que nous vivons. Le cinéma est une fuite; on fuit la réalité. C’est une déconnexion de la réalité qu’on vit.

Ne pensez-vous pas que le cinéma s’apparente à de la réflexion, où on nous expose une autre vision que la nôtre ?



GN : Oui, et la volonté d’entrer dans un univers qui n’est pas le nôtre et y éprouver des émotions qui ne sont pas celles que l’on vivraient. Donc, rentrer dans un film, c’est d’accepter de recevoir quelque chose qui va pas forcément nous faire plaisir, mais parfois il vaut mieux être bouleversé ou dérangé, plutôt que de ressortir dans une tiédeur la plus totale.

L’élément spirituel est fascinant dans votre film.



GN : Sans doute, parce que vous n’êtes pas régi par une forme d’intellectualisme qui vous permet d’ordonner et de composer, vous réagissez avec le bas du corps, et le bas du corps c’est où se trouve le cerveau profond. C’est ce qui nous dicte ce qu’on ressent quand on croise une personne et qu’on a aucune raison de s’arrêter sur son regard mais c’est bien parce qu’il se passe autre chose qui n’appartient pas à la réflexion mais bien parce que vous êtes capté par l’inexplicable. On peut s’appuyer sur le sentiment amoureux. Qu’est-ce qui crée le sentiment amoureux ? Personne ne sait expliquer le désir. On ne peut expliquer l’acte amoureux. Il se passe quelque chose de chimique qui est inexpliqué, et c’est ce qui crée la magie de ces rencontres. Donc, si vous arrivez à retrouver cet état qui vous plonge dans un abandon total, c’est très stimulant. Je prends l’exemple du sentiment amoureux mais ça peut être par rapport à un coucher de soleil, par rapport à un insecte qui passe, où vous vous retrouver avec les larmes aux yeux grâce à une plénitude que vous n’arrivez pas à atteindre ailleurs. Vous plongez dans un état qui est peu commun, où le moindre petit événement en devient bouleversant. C’est pour ça que je pense que nous revenons pas indemnes d’un lieu où l’on fut prêts à se livrer totalement.

(Pris d’un élan d’émotion) Je trouve passionnant ce que vous dites. Votre regard sur de simples choses est tout à fait fascinant.

GN : Je suis touché aussi. Finalement, on est tellement formaté et encadré dans un environnement qui nous limite de toutes les façons possibles. Au delà de nos scléroses, on découvre des abîmes qui ne sont pas forcément négatives. Je ne fais pas partie d’une secte, je ne fume pas de drogue, je ne suis pas plongé là-dedans (rires). Le fait de pouvoir s’arrêter sur une chose, de la regarder et d’éprouver une émotion, c’est assez fascinant. C’est très beau de pouvoir vivre ça à mon âge. J’ai la chance d’avoir fait quinze films et je pourrais me montrer blasé. En rentrant du tournage, sachant que j’avais déjà écrit mon prochain film, j’ai réécrit le film. Je ne suis pas rentré indemne, j’étais passé à autre chose. Donc, c’est bien la preuve que le cinéma agit sur nous, si on veut bien se laisser absorber par ce qui se passe sous nos yeux. Voilà !



C’est dans une émotion palpable que nous mettons fin à cet entretien passionnant. Monsieur Nicloux, nous vous remercions pour ce moment d’une intense émotion.

Guillaume Nicloux présentait “Valley of Love" - Image droits réservés
Guillaume Nicloux – Image droits réservés