Nous parlons souvent des acteurs, des réalisateurs et producteurs. Aujourd’hui, nous allons nous intéresser à un personnage qui mérite une attention toute particulière. Ce monsieur n’est autre que Bruno Deloye, directeur des chaînes Ciné+ Classic, Club et Famiz. Venu présenter La Semaine du Cinéma Suisse, en collaboration avec Canal+, nous avons rencontré un homme d’une extrême gentillesse qui, par sa culture du cinéma et son tempérament enthousiaste, nous propose une vision du septième art réfléchie et particulièrement passionnante.
Propos recueillis par Sven Papaux
Quel est votre regard sur le cinéma suisse ?
Bruno Deloye – Un regard intrigué. Si j’ai fait cette opération, c’est que le cinéma suisse m’intéressait, autrement je n’aurai pas conçu cet événement. Pour ainsi dire, j’ai un regard ambigu. Je pense que le cinéma suisse n’a pas la place qu’il devrait avoir. Quand on a un pays comme le vôtre, avec son statut économique, ses richesses culturelles, il y a un certain décalage du cinéma suisse avec la place du pays. C’est pour ça que j’étais intéressé à aller regarder ce qui s’était fait dans l’histoire du cinéma suisse, et de remonter l’histoire pour en ressortir un certain nombre d’éléments.
Après mon travail « d’archéologie », j’ai découvert des périodes fastes. Il y a eu la grande période de la « Nouvelle Vague Suisse », le Groupe des 5, à la fin des années 1960. En même pas 5 ans, un nombre conséquent de films importants, au regard de l’histoire du cinéma, sont apparus. J’estime que la vertu d’un cinéma national ne se fait qu’au regard du cinéma des autres. Un cinéma national pur n’a pas d’intérêt. Ce qui m’intéressait était de savoir quel était l’apport du cinéma suisse au regard de l’histoire du cinéma mondial. Et sur cette période-là, on s’aperçoit qu’il y a un nombre impressionnant de films avec 3 réalisateurs, où il y a eu une grande créativité à cette époque-là. Bizarrement, il a fallu attendre le début de ce siècle pour retrouver une certaine force d’existence dans le cinéma suisse, avec ces nouveaux cinéastes qui se sont réunis sous le label « Bande a part Films ». Je dois avouer que j’ai une vision assez particulière. Il y a des moments où la Suisse arrive à s’expanser, et il y a des grands moments de latence. J’ai du mal à me l’expliquer.
Vous parlez de « moment de latence », vous ne pensez pas que nous sommes en plein dedans ?
BD – Aujourd’hui ? Non, je ne vous le souhaite pas. Autant je peux essayer de comprendre le passé, autant le futur m’est plus difficile. Je pense que tout est à prolonger. L’une des problématiques du cinéma suisse, c’est son manque d’ouverture sur le monde extérieur.
« L’une des problématiques du cinéma suisse, c’est son manque d’ouverture sur le monde extérieur. »
Qu’entendez-vous par « son absence d’ouverture sur le monde extérieur » ?
BD – Déjà, au niveau des festivals, ils sont produits nationalement. Il n’y a pas de co-productions, ou très peu. Après, la grande difficulté du cinéma suisse, c’est un pays qui possède 3 régions linguistiques. Il y a une véritable complexité. Quand on prend un voisin comme la France, c’est un voisin qui fait de l’ombre à la Suisse. C’est compliqué d’exister au regard de ce territoire, comme le cinéma anglophone au Canada qui n’existe pas au regard du cinéma américain. Par contre, le cinéma québécois, lui, va exister en résistance. En parlant de plusieurs régions linguistiques dans un même pays, le cinéma belge a réussi à trouver sa voie. Il arrive à exister dans le système français.
Mais la Belgique mélange les deux cultures, ce que la Suisse ne fait pas.
BD – Pas vraiment. Aujourd’hui, le cinéma flamand commence à avoir une expression. Le cinéma flamand, pendant très longtemps, était un cinéma national. On y recensait très peu de cinéma d’auteur, c’était plus des comédies. Depuis quelques années, il commence à se développer grâce à des systèmes d’aide à la production qui sont mis en place.
Pour le cinéma wallon, cette partie n’existe pas en Belgique, il n’est pas regardé. Les frères Dardenne font très peu d’audience en Belgique, alors qu’ils ont une extraordinaire réputation à l’échelle internationale. Bizarrement, ce sont des gens très peu regardés en Belgique. Le plus important pour eux, c’est le regard de l’extérieur. C’est là que je veux en venir avec le cinéma suisse. Etrangement, il n’a pas trop besoin de ce regard de l’extérieur. Le cinéma suisse reste produit en interne, comme s’il restait dans une bulle et dans sa logique. C’est ce que « Bande a part » n’a pas fait, et est allé à la confrontation. C’est-à-dire de monter des co-productions pour provoquer une ouverture. C’est la confrontation à l’autre qui est importante, on s’enrichit avec cette envie d’aller voir ailleurs. Le cinéma suisse souffre de ça, de ce manque d’ouverture. C’est dommage car le cinéma suisse a du talent.
En Suisse, nous possédons un excellent cinéma documentaire. Pourquoi est-il plus prolifique que la fiction ?
BD – C’est vrai que la Suisse profite d’une très belle école de cinéma documentaire, comme la Belgique. Prenez les Dardenne, c’est aussi du cinéma documentaire au sens regard de la confrontation de la réalité. C’est pour ça que ma programmation pour « La Semaine du Cinéma Suisse » intègre aussi du cinéma documentaire. Le documentaire transperce les barrières linguistiques, ce que la fiction peine à faire.
« Le documentaire transperce les barrières linguistiques, ce que la fiction peine à faire. »
On parle de la Suisse, mais quel est votre regard sur le cinéma français ?
BD – La France produit 220 films par an, ce qui reste un des plus importants cinémas après le cinéma américain. Je pense que la France reste une terre de créativité relativement importante. Le système français de financement du cinéma, qui ponctionne de l’argent sur l’ensemble des recettes du cinéma et les réinjecte dans le cinéma national, reste le plus beau des systèmes de financement d’une cinématographie. Il faut toujours prendre aux riches pour donner aux petits, c’est un principe de base me concernant. Je trouve que notre système est très vertueux dans son mode de production, il l’est tellement que nous produisons trop de films français dans l’absolu. Trop, parce que la difficulté du cinéma, aujourd’hui en France, c’est pas tant la production que l’exploitation et la distribution. Il sort à Paris, en moyenne, 15 à 25 films par semaine. Inutile de vous dire qu’un nouveau réalisateur a énormément de mal à exister. C’est vrai que notre système de production est pertinent, mais il comporte des failles. Nous avons juste un problème d’aiguillage. Ce système est aussi très violent, car si vous prenez l’exemple d’un jeune réalisateur qui a mis 3 ans à écrire et réaliser son film, et qu’en l’espace d’une heure l’avenir de son travail de plusieurs années va se jouer, c’est très difficile à gérer. Ce couperet du mercredi 14h est très brutal. (Ndlr : le mercredi 14h signifie la sortie des films de la semaine)
Ne trouvez-vous pas que le public a perdu une certaine curiosité ?
BD – Si j’étais persuadé que le public avait perdu de sa curiosité, je ne ferais pas ce métier. Vu les films que je diffuse, et si je ne considère pas que les gens n’ont pas un minimum de curiosité, il vaut mieux que j’aille ouvrir une laiterie dans les Alpes suisses. (Rires) Plus sérieusement, je pense que la curiosité est là. La problématique se trouve dans notre société. On est dans un monde où la demande va prendre le pas sur l’offre. C’est-à-dire que tout d’un coup, tout est disponible. Mais est-ce qu’une personne lambda serait assez curieuse d’aller chercher au fin fond d’un catalogue un film d’Ernst Lubitsch sans le connaître? Non, les gens ne vont pas faire l’effort. L’avenir de la curiosité dépendra des médiateurs que vous, les journalistes, allez mettre en place. Que ça soit une chaîne de télé, un journal ou un site spécialisé. Chez Ciné+, nous avons un système Ciné+ à la demande, qui permet aux abonnés de retrouver une programmation spécifique. C’est merveilleux. Maintenant, quand vous regardez ce qui est consommé, c’est suicidaire. Quand les gens sont confrontés au surchoix, ils vont aller au plus évident. C’est là que j’entre en action; je lutte contre les évidences de ce type-là. Prenez exemple avec « La Semaine du Cinéma Suisse »; avec cette opération, je ne viens pas chercher de l’audience, mais nous nous devons de creuser. Avec un peu de curiosité, nous découvrons des choses fascinantes. Je ne suis pas défaitiste et je sais pertinemment que le public est intelligent.
J’entends souvent des gens me dire qu’ils n’ont pas envie de réfléchir avec le cinéma.
BD – Il y a deux visions : d’un côté le cinéma de divertissement et de l’autre le cinéma d’éveil. À un certain moment de la journée, on préfère moins réfléchir. Pour moi, la vraie question se trouve dans la proposition que je dois faire. Je dois pouvoir proposer les deux visions. Parfois, nous arrivons à aiguiller les gens vers un cinéma de curiosité à un certain moment de la journée, c’est ça qui m’importe. C’est vrai que le gros blockbuster américain va, majoritairement, prendre le dessus sur le petit film indépendant. Dans ma façon de faire, je vais mettre ce petit film indépendant en complément. Je vais essayer de provoquer du choix à mes abonnés.
Vous endossez ce fameux rôle de médiateur ?
BD – Je suis un passeur. Je n’ai jamais eu envie de réaliser, ni de jouer. La plupart des gens qui font ce métier le font parce qu’ils n’ont pas réussi à faire un film ou jouer dans un film. Je n’ai aucune ambition, et tant mieux pour le cinéma. (Rires) Cette vocation de passeur, c’est l’un des plus beaux rôles. De plus, je vois les films avant tout le monde. (Rires)
Personnellement, je déplore un cruel manque d’émotion et d’élégance dans cette nouvelle génération de réalisateurs, globalement. Je suis curieux de savoir votre avis sur le sujet.
BD – Si nous regardons les quelques films importants du cinéma indépendant de l’année dernière, je vais citer des films tels que : Le Fils de Saul, Mustang et Les Combattants, pour ne citer que ces trois-là issus de trois univers différents. Personnellement, pour des premiers films, ce sont des oeuvres fascinantes. Pour Les Combattants, la force de ce film est étonnante. Dans Mustang, on sent une très forte émotion à travers cette bande de filles. Le Fils de Saul, je n’ai jamais vu un film qui montre autant la souffrance à hauteur d’homme de ce qu’a pu être la Shoah. C’est effarant. Je suis plein d’espérance sur cette nouvelle génération. Pour ainsi dire, ça fait très longtemps qu’il n’y a pas eu une telle maîtrise, il faut remonter la Nouvelle Vague pour voir une telle maîtrise.
Si nous prenons le Festival de Cannes, c’est un ancien (Todd Haynes avec Carol) qui nous met l’une des plus grosses claques. Est-ce que les anciens montrent la voie à suivre ?
BD – Je ne vous parlais que des jeunes. Si nous prenons Todd Haynes, il s’est fait contre le système. Aujourd’hui, il vit de sa notoriété qui lui permet de faire des films. C’est vrai que Carol est un film admirable, c’est sûr. La reconstitution d’époque est sublime, c’est un film magnifique. Mais Todd Haynes est un très grand réalisateur, il n’a plus rien à prouver. Heureusement pour nous que des grandes carrières continuent à se faire. D’ailleurs, je vais quand même vous placer le prochain que vous devez aller voir. (Rires) Quand vous irez voir Ma loute, le prochain film de Bruno Dumont, si ce film n’a pas la Palme d’or, je me jette dans le lac. Pour dire que des cinéastes qui ont des parcours définis peuvent à un moment donné éclore quand on leur autorise de faire quelque chose de décalé.
« Quand vous irez voir Ma loute, le prochain film de Bruno Dumont, si ce film n’a pas la Palme d’or, je me jette dans le lac. »
Vu votre admiration pour Bruno Dumont, vous êtes un fan des Cahiers du cinéma ?
BD – Non pas du tout! Il y a longtemps que je ne les lis plus. La critique en général m’ennuie un peu. Pour être clair, la théorisation du cinéma m’emmerde. Je n’ai pas ce rapport d’intellectualisation du cinéma.
« Pour être clair, la théorisation du cinéma m’emmerde. Je n’ai pas ce rapport d’intellectualisation du cinéma.»
Que pensez-vous de ce scandale qui a touché les Oscars ?
BD – Les organisations sont réactionnaires. La question de la place de la communauté afro-américaine dans le cinéma du 21ème siècle ne devrait plus se poser. Tout comme les femmes, d’ailleurs. Après Obama, ce sont des sujets qu’on ne devrait même plus évoquer. Sauf que nous avons un organisme qui s’appelle les Oscars, qui est géré par des personnages qui sont restés en Caroline du Sud. C’est normal que cette représentativité n’a pas envie de mettre en valeur d’autres communautés.
Vous pensez que le racisme est présent ?
BD – Bien sûr, mais ce n’est pas un racisme assumé. Quand on regarde le plateau des Oscars, cette année, c’est assez criant. Pour les Césars, il y a une autre ouverture. Si on prend Fatima, ce n’est pas le meilleur film de l’année passée, à mes yeux, mais c’est un film important et un sujet fascinant.
Dans l’année 2015, quel est votre coup de coeur ?
BD – Pas facile, je vais dire Les Combattants. Et pour le cinéma documentaire, je vais citer Le bouton de nacre.
Ne trouvez-vous pas que dans plusieurs festivals, les prix ont plus une portée politique qu’artistique ?
BD – Bien sûr. Evidemment que la dimension politique l’emporte souvent. Prenez Spotlight qui remporte l’Oscar du meilleur film, ce n’est pas le meilleur film. C’est un film traditionnel et très bien, mais de par sa dimension sociétale, le film a fait la différence.
Cela ne vous dérange pas ?
BD – Non, pas vraiment. Le cinéma est divertissement et curiosité. Après le cinéma peut se transformer en alerte politique.
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