Interview | Muriel et Delphine Coulin à propos de Voir du Pays

"Les Français sont peut intéressés par cette thématique."

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Muriel Coulin (à g.) et Delphine Coulin (à dr.) - Image droits réservés - © Richard Schroeder

Derrière Voir du Pays, deux soeurs. Delphine est un écrivain et une réalisatrice qui fut l’auteure de Samba pour la France, roman adapté par Eric Toledano et Olivier Nakache en 2014, au cinéma. Cette fois-ci, c’est elle qui adapte son propre roman. Avec sa soeur Muriel, les deux soeurs font équipe pour la troisième fois après 17 filles et Seydou. Deux soeurs qui se complètent parfaitement et dévoilent un film musclé et diablement intelligent. Du reste, l’oeuvre des Coulin fut récompensée par le prix du scénario dans la section « Un Certain Regard ».

Nous avons croisé le chemin des deux soeurs pour comprendre la genèse de leur film. Après une longue journée parsemée de nombreuses interviews, nous avons pu nous entretenir avec Muriel et Delphine Coulin.

Propos recueillis et retranscrits par Sven Papaux

Aux Etats-Unis, ce sujet est copieusement décortiqué. En France, c’est un sujet peu discuté, peu médiatisé par rapport aux Américains. Avez-vous calqué votre travail sur celui des Américains ?

Muriel Coulin – C’est vrai que nous nous sommes pas mal documentés. Tout ce qui touchait ce sas de décompression. Curieusement, il n’y a pas grand chose sur le sujet. Mais tout ce qu’on a pu ressortir, nous l’avons pris. Maintenant, les Français sont peu intéressés par cette thématique, tout le contraire des Américains qui sont très intéressés par cet aspect. D’ailleurs, c’est drôle car à plusieurs reprises, nous avons entendu dire que notre film ne ressemble pas un film français. Pourquoi pas, notre film n’a pas de nationalité. Même si ça parle de l’armée française.

Delphine Coulin – À partir du moment où nous prenons deux personnages principaux féminins et qu’on ne décide de montrer aucune image de la guerre ou seulement via des images virtuelles, il y a un véritable décalage. Nous ne sommes plus dans les clichés. Nous abordons des thèmes comme la mémoire. Est-ce possible de changer la mémoire ? Il y a une véritable ambiguïté dans ce sas à vrai dire. Pourquoi l’état-major s’obstine-t-il à confronter les soldats aux atrocités qu’ils ont vécu ? Est-ce pour les soigner ? Est-ce pour remodeler les souvenirs qu’ils ont de la guerre ? Est-ce pour donner une certaine mémoire collective aux soldats pour que tout le monde ait le même point de vue sur les faits ? Tout cela nous laisse songeur sur les véritables raisons des hautes instances de l’armée française. Cet aspect de l’expérience individuelle, les Américains l’abordent très peu.

« Cet aspect de l’expérience individuelle, les Américains l’abordent très peu. »

C’est vrai que le « sas de décompression », c’est quelque chose que je ne connaissais pas. Existe-t-il vraiment ?

Delphine Coulin – Oui, depuis 2008. D’ailleurs, il n’y a pas que les Français qui le font, les Canadiens le font aussi et les Polonais aussi. Les Américains le font aussi, mais eux, restent sur leur propre territoire. Ils ne vont pas s’exporter à Chypre comme les Français, par exemple. Les Américains ont un camp aménagé en Californie pour « décompresser ».

Comment expliquer le sentiment des soldats en arrivant dans un hôtel cinq étoiles, alors qu’ils sont de retour de la guerre ?

Delphine Coulin – C’est très contrasté. Les soldats sont plantés dans cet hôtel luxueux et ils ne sont pas habitués à ça. Les touristes, la musique très forte, l’alcool qui coule à flot. C’est un choc de civilisation dans le fond. Psychologiquement, ils sont mis à rude épreuve.

On parler très souvent des atrocités pendant la guerre. On parle de l’après-guerre quand les soldats reviennent au bercail, mais c’est la première fois qu’on parle du moment qui précède le retour des soldats chez eux. Comment avez-vous eu cette idée ?

Delphine Coulin – C’est vrai que c’est un temps suspendu. C’est un moment propice pour le cinéma. C’est-à-dire que tout peut se passer pendant ce laps de temps. Nous prenons des gens que nous jetons dans un « aquarium » et on se demande s’ils vont se battre entre eux. Il y a forcément quelque chose qui se produit.

Muriel Coulin – Il y a beaucoup de choses qui ont été montrées sur la guerre. Nous, on avait envie de montrer un aspect de la guerre virtuelle. Ces séances de débriefing nous permettaient de remettre en condition les soldats, de raconter ce qu’ils ont vécu. C’était un visage de la guerre qu’on souhaitait mettre en lumière.

Delphine Coulin – C’était un défi cinématographique aussi. Dans un film, on ne voit jamais à l’intérieur de la tête des personnages. Ce qu’on peut faire en littérature. Là, grâce à cette histoire de débriefing, nous pouvions montrer nos acteurs et même temps ce qu’ils ont dans la tête.

« C’était un visage de la guerre qu’on souhaitait mettre en lumière. »

Dans votre film, vous axez vos plans sur les regards des soldats par de nombreux plans serrés. Etait-ce par feeling ou une envie particulière de votre part ?

Delphine Coulin – Le thème central du film, c’est le « voir ». Qu’est-ce qu’on voit ? Est-ce qu’on voit la même chose que les autres ? Dans l’histoire, ils vont tous décrire un événement qui les a traumatisé. Une description propre à chacun des soldats. Les points de vue successifs vont, petit à petit, dévoiler une vision un peu plus complète de la réalité. Grâce à ces nombreux débriefings, nous allons nous rendre compte de ce qui s’est réellement passé là-bas. Tout le film renvoie à ça. C’est vrai que nous avons considérablement axé sur les regards de nos acteurs.

Nous avons le sentiment que Ness (ndlr : joué par Jérémie Laheurte) est un personnage sensible dans le récit. Vous lui accordez une certaine importance avant de le mettre de côté. Etait-ce un souhait de nous emmener sur une « fausse piste » ?

Muriel Coulin – C’est vrai qu’on aime bien aller sur des fausses pistes pour essayer de piéger la dramaturgie. Après Ness, il a une histoire qui est linéaire. Il a un début, un milieu et une fin.

Delphine Coulin – C’est plus un personnage secondaire. Au fur et à mesure du film, on explore cette communauté avec deux filles principales mais avec plusieurs seconds rôles masculins qui nous intéressent. Ils se débrouillent avec son traumatisme et ce sas. Certains vont s’en sortir et d’autres vont s’enfoncer encore plus dans un traumatisme. Par exemple, Aurore (ndlr : Ariane Labed) va en ressortir grandie. Marine (ndlr : Soko), elle, va s’enfoncer encore plus. Pour nous, Ness, c’est le poète du groupe.

Avant de clôturer cette interview, pouvez-vous me définir en un seul qualificatif votre film ?



Delphine Coulin et Muriel Coulin – Tout simplement « voir ».

Voir du Pays | Bande-annonce