Le réalisateur de 41 ans, Joachim Lafosse, présentait L’Economie du couple à l’occasion du dernier Festival de Cannes. Sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs, ce septième long-métrage du Belge nous plonge dans une relation de couple conflictuelle. Si L’Economie du couple fut l’une de nos bonnes surprises, notre entretien avec le cinéaste fut, aussi, un excellent moment.
Propos recueillis et transcrits par Sven Papaux
Par rapport à votre précédent film, nous sentons une véritable différence d’un point de vue mise en scène. Avez-vous adopté une autre approche ?
Joachim Lafosse – Si j’envisageais de tourner mes films de la même manière, ça ne serait pas juste parce que ça voudrait dire que la forme et le fond se rejoignent. Je préfère questionner et commencer par le fond, en gros, sur le sujet, et après trouver la forme qui correspond au sujet traité. Les Chevaliers Blancs, ces humanitaires dans le désert, s’apparente aussi à un huis-clos. Ce sont des gens qui choisissent aussi leur « prison », si l’on veut, comme le couple de Marie et Boris. Mais ça ne peut pas nécessiter la même forme de réalisation.
Si on parle de direction d’acteurs, nous avons l’impression que vous inculquez une véritable détermination à chacun de vos acteurs. Sur ce point-là, usez-vous de la même approche ?
JL – Il y a autant de manières de diriger des acteurs qu’il y a d’acteurs. Il n’y a pas de méthode à avoir. Par contre, j’aime travailler avec des acteurs qui aiment réécrire avec moi. Je ne pense pas avoir suffisamment de talent pour travailler avec des gens sans talent. C’est toujours un immense plaisir de (re)travailler la matière avec des acteurs qui sont capables de refaire des dialogues, de réinventer une scène, et j’en passe. C’est pour ça aussi que j’ai travaillé avec un réalisateur (ndlr : Cédric Kahn qui joue Boris, est un réalisateur). Chaque film implique aussi sa logique. Pour L’Economie du Couple, j’ai eu la chance de pouvoir répéter pendant une semaine tout le film juste avec les acteurs et le directeur photo avant de débuter le tournage. Donc je demandais aux acteurs comment ils auraient réagi dans tel ou tel moment. Voyez-vous, le scénario n’est pas une bible, c’est une carte de voyage. Il ne s’agit pas de réciter mais de s’en emparer. En amour, si vous rêvez de l’homme idéal ou de la femme idéale, probablement vous ne la rencontrerez jamais. Avec un film, c’est pareil. Si nous fantasmons trop sur son film, alors on ne laisse plus de place aux acteurs; les acteurs ne joueront jamais la scène comme on l’avait imaginée. Il vaut mieux se laisser porter par le réel qui apparait.
« les acteurs ne joueront jamais la scène comme on l’avait imaginé »
Vous avez travaillé en étroite collaboration avec Bérénice Bejo et Cédric Kahn ?
JL – Oui, pour moi quand on travaille sur un huis-clos, le travail avec les comédiens est primordial.
Vous avez réécrit votre première ébauche de scénario ?
JL – Le scénario était convenu, il était là. Mais chaque scène a été requestionnée et redialoguée. Mon vocabulaire n’est pas le même que le vôtre, ni même celui de Cédric Kahn. Il faut faire cet effort d’accepter que les acteurs amènent leurs mots. Ce ne sont pas mes clones.
Vous laissez beaucoup de liberté à vos acteurs, vous dirigiez plutôt librement ?
JL – C’est une bonne question. On pourrait le penser, mais une fois que le travail de réécriture a été refait, je ne suis pas le genre de réalisateur qui va à l’improvisation. La mise en scène est précise, il y a une forme de radicalité qui nécessite une certaine tenue. Je ne travaille qu’en plans-séquences. Pour moi un bon plan-séquence, c’est un plan-séquence qui a les mêmes effets qu’un montage, mais sans montage. C’est-à-dire que si le plan-séquence amène de la variation de plan, du serré au plus large avec de la profondeur de champ, sans que ça soit avec l’idée principale et continuelle, que ça ne doit pas se voir. L’idée est de ne pas se dire que le metteur en scène décide qu’on regarde là ou là. Cela implique une écriture et un travail beaucoup plus complexe qu’on n’imagine. Je prends en exemple notre discussion. Je pourrais, avec la caméra, être sur vous et après basculer sur moi. C’est quelque chose que vous ne verrez dans aucun de mes films. La caméra doit bouger au moment où votre regard se dirige vers moi. Quelqu’un qui ferait que la caméra bouge, quand le regard ne passe pas, c’est un metteur en scène qu’on observe. Il faut trouver le moment le plus juste pour basculer d’une personne à une autre. Si on veut passer de la psychologie d’un personnage à un autre, il y a des moments à trouver. Ces moments sont très complexes à choisir.
Avec le scénario de L’Economie du Couple, est-ce une histoire vécue ou de la pure fiction ?
JL – Non, enfin oui. Je me suis séparé de la mère de mon fils un peu avant de débuter l’écriture de ce film. Mais moi, je n’ai pas vécu de conflit autour de l’argent. La mère de mon fils est quelqu’un de remarquable, ce qui évidemment ne nous a pas plongé là-dedans. Par ailleurs, d’autres scénaristes du film ont vécu ça. Ce sont eux qui ont insufflé cette atmosphère propre au film. Tous les films viennent de quelque part. Ce que je peux vous dire, c’est que je suis jumeau et demi-frère de jumeau. Quand mes parents se sont séparés, nous avions une dizaine d’années avec mon frère, ils nous ont dit de rester ensemble, nous n’avions pas trop le choix. Evidemment, je pense que cela m’a amené à faire ce film; j’ai filmé un couple de parents qui ont deux jumelles. Ces deux jumelles vont observer cette séparation et vont être encore plus soudées. Je ne peux pas m’empêcher de penser que j’ai été capable de mettre ça en scène, parce qu’on a eu cette parole avec moi quand j’étais âgé d’une dizaine d’années.
« Je ne peux pas m’empêcher de penser que j’ai été capable de mettre ça en scène, parce qu’on a eu cette parole avec moi quand j’étais âgé d’une dizaine d’années. »
C’est vrai que nous sentons une véritable authenticité dans ce film. L’histoire semblait vraiment être vécue.
JL – Bien sûr que oui. Je suis un enfant du divorce et je suis moi-même divorcé. Forcément que ça aide. Mais l’histoire de l’argent, je ne l’ai jamais vécue. Heureusement pour moi…
L’homme, Boris, semble plus dépassé par les événements que Marie. Nous avons l’impression que vous prenez le parti de Marie par instant. Prenez-vous le parti d’un plutôt qu’un autre ?
JL – C’est incroyable. Franchement, je n’ai jamais vécu ça avec un autre film. Des gens vont dire combien Marie est une femme méchante et intolérante. Et d’autres personnes vont dire que je défends Marie coûte que coûte…
Je n’ai pas dit que vous la défendez. Je dis simplement que vous semblez plus attaché au personnage de Marie. Au contraire de Boris où vous donnez l’impression d’être plus détaché du personnage interprété fantastiquement par Cédric Kahn.
JL – Il n’y jamais un fautif plus que l’autre dans une séparation. Je pense qu’on co-fabrique dans un couple. D’ailleurs, quand nous arrêtons de co-fabriquer, la relation amoureuse arrive à son terme.
« quand nous arrêtons de co-fabriquer, la relation amoureuse arrive à son terme. »
Je suis entièrement d’accord avec vous. Mais malgré vos dires, nous sentons ce penchant pour Marie.
JL – C’est votre subjectivité. C’est à ça que servent les films. Là, je me tire une balle dans le pied. Je ne peux pas aller où vous souhaitez m’emmener. Si je commente mon film, je détruis le plaisir du spectateur, je t’empêche d’avoir un avis et ce que réveille le film chez vous. je vais vous dire une petite anecdote. Quand mes parents se sont séparés, il n’y avait pas de mots. Un soir, il y a Kramer contre Kramer qui est passé à la télé. Avec ma mère et mon frère, on s’est mis à parler du film que nous avons vu. En fait, à l’époque je ne me suis pas rendu compte mais quinze ans après, grâce à ce film nous avons réussi à parler de nous, de ce qu’on vivait sans dire que c’était nous. Cela avait eu son effet positif. Si bien que quinze ans après, quand je me suis souvenu de ça, j’ai décidé de devenir cinéaste.
Vous avez peur de « flouer » votre film en donnant votre avis. Est-ce juste ?
JL – Exactement, on me l’a jamais dit comme ça, mais c’est exactement ça. Il y a des questions où je ne peux répondre. Si j’y réponds, je tue mon film.
En entendant votre anecdote, est-ce que le cinéma se présente comme un exorcisme personnel ?
JL – Il y a des gens qui vivent des choses bien plus difficiles que ce que j’ai vécu. De mon point de vue personnel, j’ai vécu la chose (ndlr : le divorce de ses parents) comme un enfer. La découverte de cet art, de cette passion qu’est le cinéma m’a complètement libéré. Elle me permet de raconter et je veux en profiter tous les jours. C’est pour ça que le travail ne m’est pas difficile, c’est ma passion. D’ailleurs, ce n’est pas un travail.
Il y a quand même du travail derrière un film, beaucoup de travail.
JL – Oui, mais c’est très différent d’une personne qui passe sa journée derrière une caisse. Mais vous, les Suisses, vous avez raison. (Rires) Du reste, nous sommes en plein dans le sujet du film. Nous disons toujours « les bons comptes font les bons amis ». Une personne qui compose un couple doit ne jamais oublier que les bons comptes font les grandes histoires d’amour.
« Une personne qui compose un couple doit ne jamais oublier que les bons comptes font les grandes histoires d’amour. »
Pouvons-nous dire que le couple s’apparente à un « travail » ?
JL – Oui. J’espère que les personnes qui verront le film, s’interrogeront sur leur propre vie de couple. J’espère qu’ils poseront un regard sur ce qui va et ce qui ne va pas avec leur conjoint.
Après ce film, avez-vous d’autres projets en préparation ?
JL – Je termine l’écriture d’un film. Je préfère ne pas trop en parler. Je peux juste vous dire qu’il va s’appeler L’Office de la loi. C’est un film qui porte sur la relation d’un père et d’un fils. Être un père, c’est porter la loi. À partir du moment où un père fait la loi, peut-être qu’il n’est plus un véritable père.
« À partir du moment où un père fait la loi, ce n’est plus un père », qu’entendez-vous par cette phrase ? Est-ce l’image d’un père castrateur qui tente de faire régner la loi avec trop de brutalité ?
JL – Un père, c’est quelqu’un qui fait entendre la fonction de la loi et des interdits. Si un père commence à imposer sa loi sans raison, allant à l’encontre du développement de l’enfant, ce n’est plus un père.