Après s’être immergé dans le monde des skinheads pour réaliser sa trilogie sur l’extrême droite, Daniel Schweizer change de sujets d’intérêts mais sa réalisation engagée reste inchangée. Après « Dirty Paradise », le réalisateur suisse continue sa série sur les tribus amérindiennes menacées par la chaine d’extraction de l’or. « Diry Gold War » retrace cette chaine : de l’extraction aux vitrines de la haute joaillerie. Daniel Schweizer nous fait part de son indignation, de son appel à un or éthiquement responsable mais également de ses conseils aux jeunes cinéastes suisse et d’ailleurs.
Propos recueillis par Milena Pellegrini
Dans vos documentaires précédents, vous avez traité le sujet de l’extrême droite et plus précisément celui des skinheads. Cette fois-ci, vous abordez le sujet de tribus autochtones qui font face à l’extraction de leurs richesses, à la pollution de leurs lieux de vie aux autres effets secondaires de la mondialisation. Comment vous est venue l’idée d’aborder ce sujet, très diffèrent de ceux traités dans vos documentaires précédents ?
En réalité, j’avais fait une trilogie sur l’extrême droite: « Skin or die », « Skinhead attitude » et « White terror ». Suite à cela, je n’avais pas envie de devenir un spécialiste de l’extrême droite et d’être catalogué comme le réalisateur qui filme les subcultures extrémistes. J’ai décidé d’ouvrir un peu mon champ des possibles par rapport aux enjeux qui se trouvent sur la planète. C’est comme cela que je suis parti en Amazonie à la rencontre de communautés amérindiennes, de tribus relativement isolées qui étaient en train de vivre des moments clés de leur civilisation, étant donné qu’il y avait ce rapprochement avec le monde moderne et effectivement les enjeux pervers de la mondialisation avec l’exploitation des ressources. C’est comme cela que j’ai fait un film qui s’appel « Dirty Paradise » en Guyane française avec les indiens Wayana et durant 5 ans je suis allé régulièrement chez eux, j’ai vécu avec eux et j’ai découvert une réalité catastrophique justement liée à l’exploitation de l’or dans cette région de l’Amazonie ; la Guyane française et le Surinam. Des tonnes de mercure sont versées dans les cours d’eau et ce peuple, de l’Indien Wayana, qui vit au bord de celui-ci, est voué à disparaître suite à des problèmes de santé (neurologiques etc.). Donc c’était pour moi un film triste car j’assistais quelque part au déclin et à la chronique de la mort annoncée d’une population amérindienne. « La France sait », nous sommes conscients que ces indiens sont empoisonnés, mais il n’y a pas de volonté politique, on assiste à un éloignement de la capitale qui fait que ces régions sont une sorte de « no man’s land » où tout est possible. J’ai eu ce projet de faire « Dirty Gold War » un peu par réaction au constat pessimiste de ce film en me disant « qu’en est-il de la filiale de l’or ? », « qu’en est-il de cette chaîne ? ». On sait très peu de choses, si ce n’est qu’effectivement l’or est sale ; l’industrie aurifère est l’une des plus polluante au monde. Ces conséquences sont catastrophiques et c’est une industrie qui n’a pas évolué et qui ne cherche pas à le faire. C’est un constat assez choquant et dès lors j’ai décidé de faire un film qui allait de la mine à la vitrine, c’est-à-dire de partir des lieux d’extraction de l’or, de voir le chemin que prend cet or et d’arriver jusqu’en Suisse, à la Basel World et de rencontrer l’industrie de la haute joaillerie et de la bijouterie afin de les interroger sur leurs responsabilités.
Pouvez-vous me parler du processus de collecte de données nécessaires à la réalisation de « Dirty Gold War » ? Avez-vous fait appel à des spécialistes, des économistes ou anthropologues ? Combien de temps implique la recherche ?
Je rencontre des gens pour mes films, toujours. Je partage mes préoccupations. Mais jamais je ne vais prendre quelqu’un qui va faire le travail de recherche à ma place. C’est à moi de le faire, c’est à moi d’y aller. Le développement de ce film a pris plus de 3 ans. C’est-à-dire le travail de recherche, d’écriture, de voyage, plusieurs voyages en Amazonie, la rencontre avec les indiens Kayapos, retrouver les indiens Yanomami qui, je savais, luttaient contre les orpailleurs, découvrir le Pérou, rencontrer à la fois les gens qui résistent. Cela a pris trois ans. Trois ans pour comprendre la complexité, trois ans pour rencontrer certaines ONG, pour trouver le script de ce film avec un trajet qui permet de symboliquement retracer un peu les enjeux principaux de l’extraction de l’or. Cela a été un travail initiatique pour moi. Cela m’obligeait à me déplacer, à prendre du temps. C’est important, c’est ça la force du documentaire face au reportage de télévision. Les reporters de télévision travaillent avec des pisteurs, avec des liens, avec d’autres journalistes qui les informent et ils ne font pas ce travail sur le terrain. Je pense que cette démarche, pour le cinéma indépendant est fondamentale. C’est-à-dire prendre le temps d’élaborer ses films, prendre le temps de rencontrer et de construire un film.
Tout au long du documentaire vous tournez avec des gens très différents, des gens positionnés très différemment dans la chaîne de l’extraction de l’or. Comment gérer cette relation, en temps que réalisateur, tout en essayant de garder une certaine neutralité selon son interlocuteur ?
Je pense que c’est avant tout une démarche éthique. Adopter la juste distance vis-à-vis des protagonistes. J’aime bien ce terme de « protagonistes », qui désigne les différentes parties et différents personnages qui vont intervenir. Sachant que certains sont dans le mauvais camp, certains sont les victimes, il est important d’entendre la parole des « méchants ». Pour entendre ce qu’ils ont à dire et ce qu’ils pensent aussi. On se rend compte qu’au Pérou il y a une tendance à pénaliser l’opposition, à criminaliser les gens qui disent non, les gens qui résistent. Pour moi c’est une des choses les plus choquantes, de se rendre compte que dans ce pays d’Amérique du Sud, effectivement on ne respecte pas les droits humains. Et que aujourd’hui la Suisse a de très grandes activités commerciales avec un pays qui effectivement n’est pas un pays complètement démocratique.
Demain vous présentez votre film, suivi d’un débat sur la place des droits humains dans le système financier. Comment percevez-vous cette relation et quelles seraient les clés qui pourraient permettre d’améliorer ces situations ? Comment l’aventure personnelle de la réalisation de ce documentaire a-t-elle changé votre perception de la relation entre finance et droits humains ?
Cette conscience des enjeux économiques, de la mondialisation et du pouvoir économique et de sa violence, je l’ai déjà perçu de par mes voyages à travers le monde. Quand on est sur place et que l’on voit les industries extractives, la puissance de certaines sociétés transnationales, c’est évident qu’il y a une violence, qu’il y a un pouvoir qui s’applique. Aujourd’hui on est dans une lutte acharnée pour la maximisation du profit. C ‘est vrai que ce sont des rapports de force qui sont violents, il faut le dire, qui ne sont pas prêts de cesser, étant donné l’envergure des enjeux économiques. Ca a été un apprentissage, une rencontre. Depuis ce film « Dirty gold war » je prépare un troisième film qui s’intitule « Trading paradise » qui va être la fin de cette trilogie. Je suis en contact direct avec les plus grandes entreprises extractives : Glencore et Vale. J’ai constaté dans d’autres pays du Sud, l’agissement, le comportement de ces sociétés. Je pense qu’aujourd’hui il faut avoir un débat démocratique, qu’il y ait une responsabilisation. Je sais que ces grandes sociétés craignent le risque de réputation et que c’est là que l’on pourra avoir un levier pour les faire évoluer. Si il n’y a pas une pression, d’une opinion publique, des médias, une reconnaissance des faits, ces gens là ne vont pas changer leurs méthodes de fonctionnement mais justement, c’est là que le cinéma peut contribuer à ouvrir un espace de dialogue, amener une autre image et permettre à ces situations d’évoluer.
Des gens ont-ils refusé de vous parler ? Avez-vous eu des problèmes d’accès ?
Paradoxalement non. Mais depuis longtemps, même avec les skinheads et les néonazis. C’est une question de manière d’être, de transparence. De dire « je ne suis pas d’accord avec vous, je ne vous comprends pas, mais mon travail est de représenter la complexité du monde, vous faites partie de ce monde là et à partir de là acceptez-vous ou non ? « C’est vrai qu’il y a eu des situations des plus difficiles dans « Dirty gold war ». Il fallait filmer d’une manière très discrète à Madre de Lios. Il fallait se méfier de nos interlocuteurs, sachant que l’on pouvait être dénoncés, sachant que là-bas en règle générale on chasse les intrus d’une manière assez violente. Il faut être prudent, il faut savoir s’entourer des bonnes personnes. Pour moi il est fondamental d’être là où les choses se passent, de ne pas être dans un studio, de monter uniquement des images d’archive et de raconter des choses. Je pense qu’il faut capter le réel sur les lieux, avoir cette force et cette puissance. A plusieurs reprises ont a été arrêté au Pérou ; contrôle d’identité etc. Après il y a ce pouvoir des médias d’être Suisses, étrangers, ce qui fait que si j’avais été un cinéaste péruvien j’aurais eu beaucoup d’ennuis. Le fait d’être étranger relativisait ce problème.
« Je regrette la perte d’un certain sens politique dans le cinéma. Il y a beaucoup de sujets traités mais faire des films ce n’est pas uniquement traiter un sujet. »
Pour conclure, une question plus vaste sur le cinéma suisse. Vous enseignez à la HEAD ici à Genève. Que pensez-vous du cinéma suisse ? Est-ce facile de réaliser en Suisse ? Que pensez-vous que vos étudiants ressentent par rapport à cela ? Une envie de rester en Suisse ou une envie de partir ailleurs, s’implanter ailleurs ?
Je crois que les étudiants que je rencontre à la HEAD, avec qui je partage mon savoir sont assez jeunes. Je les encourage à voir le monde, à multiplier le expériences. Trois ans d’études Bachelor ce n’est pas suffisant pour le cinéma. Je pense qu’il faut faire un Master et surtout accumuler les expériences dans le cinéma de manière concrète. Le problème c’est que la Suisse est de plus en plus isolée. Aujourd’hui, l’Europe n’a culturellement plus besoin de la Suisse. Quand je vais à Paris où j’ai beaucoup d’amis dans le milieu du cinéma, on est devenu des étrangers, même un peu hostiles, trop différents. Aujourd’hui il faut casser ça ! J’encourage les Romands de rencontrer les Suisses allemands, de retrouver cette ouverture sur un cinéma de coproduction européenne car aujourd’hui on assiste à un repli sur soi. En plus, aujourd’hui, beaucoup de gens veulent faire du cinéma, il y a beaucoup de films, beaucoup d’images. Après, toute la question est le fond et la forme. Qu’est ce qu’on raconte aujourd’hui ? Est-ce que c’est n’est qu’un film de plus sur un sujet qui a déjà été traité ou est-ce qu’on arrive à trouver quelque chose de plus singulier ? L’importance d’afficher un point de vue original. Je regrette la perte d’un certain sens politique dans le cinéma. Il y a beaucoup de sujets traités mais faire des films ce n’est pas uniquement traiter un sujet. C’est beaucoup plus complexe que cela. Je pense qu’on doit entrer dans le cinéma suisse, comme dans les autres cinémas dans une forme de résistance, d’ambition artistique, de défense de valeurs et surtout ne pas se positionner sur l’audio ou odieux visuel. Je crois qu’il y a quelque chose à revendiquer dans l’ordre de la différence de la singularité et de l’exigence à la fois morale et éthique, et à la fois afficher un point de vue singulier. C’est ce dont nous avons besoin, un regard sur le monde qui soit personnel.