Interview | Leyla Bouzid

Nous avons eu le plaisir de rencontrer la réalisatrice Leyla Bouzid qui a présenté son premier long-métrage à la 72ème de la Mostra di Venezia.

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Leyla Bouzid, par Stephanie Cornfield
Image © Stephanie Cornfield

Présenté dans le section Venice Days, À peine j’ouvre les yeux, le premier long-métrage de la jeune Leyla Bouzid, pose un regard sincère sur la jeunesse, la révolte et le passage à l’âge adulte. Dans une Tunisie encore sous le joug de Ben Ali, quelques mois avant la révolution, Farah vient de réussir son bac. Elle et son groupe de rock alternatif jouent avec les limites imposées par le système. Un film poétique mais humainement et politiquement fort, qui raconte à travers un personnage plusieurs impulsions ayant poussé la jeunesse tunisienne à résister. Nous avons rencontré Leyla Bouzid, douce avec les pieds sur terre. Elle nous en dit plus sur cette perle.

Propos recueillis par Milena Pellegrini.

Comment avez-vous construit le personnage de Farah? Est-ce que vous étiez ou êtes toujours Farah?

Non, Farah c’est une fille qui est à la fois plus forte que moi et à la fois moins consciente de ses limites. J’ai travaillé ce personnage autour d’une certaine naïveté et d’un réveil au monde. Ce qui était important, c’était que Farah n’aie pas conscience des peurs et des paranoïas que ressentent les autres autour d’elle. Au début, Farah sait que cette peur existe mais elle n’y croit pas. Elle ne croit pas être surveillée. La construction est partie de là. Et partir du moment où le personnage ne ressent pas la limite qui est imposée par la société, cela va le caractériser pour les autres aspects de sa personnalité. Pour moi, Farah est plus forte, plus impulsive. Je pense être plus lucide que Farah. Il y a des choses qu’elle vit que j’ai pu vivre et d’autres pas. La construction tourne autour de sa prise de conscience, de son passage d’une étape de vie à une autre pendant le film. Elle est intelligente, talentueuse, belle, mais elle n’a pas intégré les peurs. Cette prise de conscience va agir comme élément révélateur sur son personnage.

À peine j’ouvre les yeux met la musique comme moyen d’expression au centre de la narration. Pourquoi?

Je voulais que ce soit une artiste et que ce soit une artiste de la parole; que les mots qu’elle dise dérangent. La musique on ne la contrôle pas. Une belle chanson peut se propager, c’est un moyen qui est surveillé en Tunisie. Par exemple, les chanteurs de rap sont extrêmement contrôlés parce que la musique est un élément puissant dans la médiation de messages politiques. En même temps j’étais énormément excitée de travailler ce groupe de rock alternatif et arabe. Je trouve que l’instrument du aoud se prête très bien au rock. Le groupe de rock permet de mettre en scène l’énergie : l’énergie des jeunes, son bouillonnement.

Image droits réservés Unifrance
Image droits réservés Unifrance

Dans la musique composée pour le film, on retrouve plusieurs influences; un rock qui arrive de l’extérieur mais aux consonances orientales, des paroles en arabe et non en anglais. Ressentez-vous cette ambivalence entre ouverture au monde et préservation de la culture et de l’histoire du pays dans la jeunesse tunisienne?

Oui, vraiment! C’est assez représentatif de l’état d’esprit des jeunes tunisiens. De façon plus générale de tout ce qui est recherche artistique dans le monde arabe aujourd’hui. Garder une base de tout le patrimoine, l’héritage culturel qui existe qui est très riche et très intéressant, tout en s’ouvrant au monde. Nous sommes extrêmement ouverts sur le monde, encore plus maintenant avec la télévision et les réseaux sociaux. Lorsque quelque chose est crée musicalement ou dans n’importe quel domaine artistique, ça arrive partout. Donc cette ouverture fait que si les jeunes artistes veulent créer, ils sont obligés d’être ouverts au niveau mondial, d’être ouverts aux influences extérieures. Mais le patrimoine tunisien, c’est ce qui fait notre richesse. Avec le musicien, nous avons travaillé à partir de chants traditionnels, qui viennent des terres et qui sont des chants de femmes. Nous avons aussi travaillé avec un instrument traditionnel et sur des rythmes de la musique traditionnelle. Ce sont des éléments très populaires qui ne sont pas utilisés dans la musique contemporaine tunisienne. Nous voulions retrouver ces influences là.

La couleur rouge est très présente dans votre film, que représente-t-elle?

Le rouge c’est la féminité. Farah est une fille qui découvre l’amour et la sexualité; il y a quelque chose de très chaud dans le rouge. D’ailleurs, elle porte un rouge à lèvre de cette couleur. Le drapeau de la Tunisie est d’un rouge assez vif. Mais c’est aussi la couleur du sang; je pense que le film a aussi une dimension de violence, insidieuse, mais de violence.

À peine j’ouvre les yeux est un film sur la révolution, sur la jeunesse mais aussi sur les femmes. Vous êtes une réalisatrice femme, comment le vit-on, dans un monde qui peut être masculin parfois?

D’abord, je pense que lorsqu’on ressent la nécessité de faire un film, d’être une femme n’a pas d’importance. Je pense que j’aborde le film avant tout avec mon regard. Etre une femme est constitutif de mon identité et forcément mon regard peut avoir quelque chose de féminin, d’autant plus que là il s’agit de personnage féminin aussi. Il y a beaucoup de techniciens hommes et c’est vrai que ce n’est pas toujours évident. Mais pour être honnête, je n’en ai pas souffert. Je suis produite par une femme. Ensuite, dans l’équipe technique il y a énormément d’hommes mais je n’ai pas eu de problèmes. Mais je n’ai pas eu de problèmes car ce sont des gens que je connais depuis longtemps, avec qui nous avons une collaboration artistique forte. Personnellement, ça c’est très bien passé, je travaille avec des hommes sans aucun problème mais je pense que ça peut poser problèmes pour certains d’être dirigés par une femme.

En Tunisie, beaucoup de femmes se lancent-elles dans ce processus de création, ou existe-il une forme d’autocensure?

En Tunisie, il y a pas mal de réalisatrice femmes. Je crois que dans les pays arabes, ce sont des pays où il y a le plus de réalisatrices femmes. Quelqu’un m’a dit hier que même les premières réalisatrices arabes femmes viennent de Tunisie. Je me situe aussi dans cet héritage là.

La dernière scène du film, qui est magnifique, m’a évoqué l’idée de résilience mais aussi celle de transmission entre les générations. Comment pensez-vous que le cinéma comme art et comme arme politique peut aider à la résilience, que ce soit à l’échelle d’un individu ou à celle d’un pays? Comment le cinéma peut aider à se rétablir d’un système dictatorial?

Le cinéma est une mémoire. C’est pour cette raison que j’ai tenu à situer l’histoire en 2010 et à revenir sur les années Ben Ali parce que j’avais peur que l’on passe à autre chose. Que l’on oublie cette atmosphère de peur et tout ce qui a amené à cette révolution. Le cinéma a un devoir de mémoire. À la fin du film, c’est une façon de dire que Farah a grandi et que ses blessures lui permettront d’avancer d’une autre manière. Elle sera forcément différente, mais elle doit continuer. J’espère que cette attitude peut être transmise à d’autres ; l’idée qu’il faut continuer à résister. Certains prennent conscience d’une situation en voyant le film et apprennent des choses qu’ils ne connaissent pas. Comprendre pourquoi les choses se sont passées ainsi peut aider à ce qu’elles se passent mieux dans le futur.

Pensez-vous que ce travail de mémoire dans la scène artistique, que ce soit au cinéma ou dans d’autres domaines se fait suffisamment en Tunisie?

Il y a eu énormément de documentaires qui ont été fait depuis la révolution. C’est très important et très beau qu’ils aient été fait. C’est une forme qui explose, qui n’existait pas du tout dans le cinéma tunisien auparavant. Les documentaires traitent du présent qui ne cesse de se modifier et je pense que le cinéma a un rôle à jouer sur la mémoire. La narration est plus rare cependant; avoir une histoire du point de vue d’un personnage a peu été fait. Beaucoup de choses sont en train d’être faites, mais je pense que l’on peut faire davantage.

Bande annonce :

Bande originale : 

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Diplômée en Etudes du développement international, je rejoins l'équipe du Billet en janvier 2015. Films engagés, indépendants, je suis à la recherche d'un cinéma qui perturbe le sens commun et heurte la banalité. Parallèlement, je travaille sur différentes recherches académiques sur le cinéma et la mémoire ainsi qu'au sein du bureau du festival Cully Jazz.