« Bien des artifices nous arracheraient à la fascination de transcender notre attachement aveugle au monde et à la vie; mais la grâce seule donne un détachement qui ne rompt pas le lien avec les forces irrationnelles de l’existence, parce qu’elle est un saut inutile, un élan désintéressé où le charme naïf et le rythme confus de la vie gardent toute leur fraïcheur. Toute grâce est un envol, une volupté de l’élévation. Les gestes gracieux évoquent, dans leur déploiement, l’impression d’un vol plané au-dessus du monde, léger et immatériel. Leur spontanéité a la délicatesse d’un battement d’ailes, le naturel d’un sourire et la pureté d’un songe printanier. La danse n’est-elle pas l’expression la plus vivante de la grâce ? Le sentiment de la vie que donne la grâce fait de celle-ci une tension immatérielle, un flux de vitalité pure qui ne dépasse jamais l’harmonie immanente à tout rythme délicat. La grâce enveloppe toujours comme un songe de la vie, un jeu gratuit, une expansion qui trouve les limites à l’intérieur d’elle-même. » Cioran, « Sur les cimes du désespoir », pp. 58-59 in Oeuvres complètes
Un cœur déçu est, pour toujours, absent
Indubitablement, les artistes ne comblent pas toujours les attentes des festivalier.*.ères en concert. Nous commencerons donc par l’énorme déception qu’a été la performance musicale de The Jesus And Mary Chain. Nous étions impatients de les voir en live, d’autant plus que nous avions adoré leur premier album Psychocandy, publié en 1985. Les frères Reid ont une place importante dans l’histoire du rock, puisqu’ils ont été les fers de lances du noise rock et les précurseurs du shoegaze. De plus, l’année 2017 marque le grand retour de The Jesus and Mary Chain avec la sortie de leur album Damage and Joy, 19 ans après leur dernière production musicale.
Mais Jésus-Christ, comme Jesus and Mary Chain, était venu sans son Dieu, les épines creusées dans sa chair, la foi manquante, les yeux marqués par le vide. Comme le peuple le jeta plus bas que terre, Dieu l’avait abandonné. Ce soir-là, la scène était déserte. Jesus And Mary Chain nous avait également délaissé. Leur musique était éteinte. L’âme morte, l’amour perdu.
Malheureusement, le concert de la tête d’affiche du samedi 19 août n’a pas tenu ses promesses. La performance musicale de The Jesus and Mary Chain était non seulement faible; elle était manquante. La plupart des chansons qui se sont succédées, à quelques exceptions près, ne nous ont pas ému. Les morceaux, très lisses, n’étaient pas mélodiques; ils étaient à l’opposé du style qu’on connaissait au groupe. Il manquait cruellement des riffs et des reverbs de guitares pour donner du corps aux chansons, pour nous laisser emporter dans leur grâce. Sur scène, le groupe, illuminé de couleurs ambre et azur, entonnait les louanges d’une certaine pratique dans Just Like Honey. Il y explore également la figure féminine : Listen to the girl / As she takes on half the world / Moving up and so alive / In her honey dripping beehive / Beehive. Jim Reid, le chanteur et guitariste du groupe dont le visage était ensanglanté de lumière rouge vermillon, n’avait malheureusement pas de prestance scénique et une absence de charisme.
Une autre tête d’affiche de cette vingt-septième édition de La Route du Rock a réalisé une prestation, somme toute, agréable mais sans être inoubliable. Je n’avais aucune attente par rapport au concert que donnait la prêtresse du rock PJ Harvey. En effet, je ne connaissais pas du tout la discographie de l’artiste britannique. J’ai été admirative de la manière qu’a eu PJ Harvey de captiver le public par son style. La chanteuse et instrumentiste, dans la lumière d’aurore, se meut dans des mouvements graciles et doux. Elle volerait presque. Si la première partie du concert laissait une grande place aux cuivres et à l’orchestration, la seconde partie était plus orientée rock. L’artiste était accompagnée de son groupe. Ils se sont d’ailleurs coordonnés pour s’immobiliser en même temps après l’exécution d’un morceau. Néanmoins, nous avons été un peu décontenancé par les morceaux. La musique de la chanteuse fait son chemin entre jazz, punk blues et rock expérimental. Par contre, on se souviendra des paroles de Bring You My Love. Sans que son concert soit décevant, on s’attendait vraiment à être bouleversée par le génie de PJ Harvey.
Autre jour, autre genre. Andy Shauf était présent à la soirée d’ouverture de La Route du Rock. Malheureusement, à aucun moment, l’artiste canadien, entouré de musiciens sur scène, n’a réussi à nous emporter dans son univers folk-rock. Pourtant, on était vraiment curieux de le découvrir en live. Sans être mauvaise, la performance d’Andy Shauf n’a pas été l’embrasement promis par l’écoute de The Magician, titre phare de son dernier album The Party. La prestation du songwriter, quoique sympathique, était trop flottante et manquait malheureusement de rythmes. Tales of Us concluait cette vingt-septième édition dans la nuit du dimanche 20 à lundi 21 août. Après quatre jours de programmation excellente et pointue, cette première expérience de La Route du Rock devait donc se terminer en beauté. Si la performance d’Helena Hauff vendredi soir, dans un genre similaire, était parfaite, celle de Tales of Us était moins prenante. Leur électro était de bonne qualité mais trop convenu. Tant pis, nous allions rejoindre notre sac de couchage pour cette dernière nuit sur le camping, à défaut d’un lit douillet.
Le talent porté par la grâce des artistes
Allah-Las était la confirmation de la soirée d’ouverture. Les californiens, que l’on avait déjà eu la chance de voir une première fois au Montreux Jazz Festival l’année passée, distillent leur son psyché surf rock dans la salle de la Nouvelle Vague. Le chanteur, Miles Michaud, en marinière bleue et blanche, offre même son avis sur le président américain avec un « Fuck Donald Trump » politiquement incorrect. Du début à la fin de leur concert, on ne peut s’empêcher d’être touchée par leur musique sixties. Le public était réellement pris dans le concert. Nager dans les algues bleues, s’imprégner de transe. Ce samedi-là, le groupe Temples n’était plus vraiment le même. Je vous rassure, leur rock psychédélique est resté intacte. Non, c’était plutôt le chanteur du groupe, James Edward Bagshaw, qui avait changé. L’anglais s’était, en effet, délesté de sa chevelure massive et bouclée. Un changement radical pour celui que l’on avait toujours connu sous ses traits. Leur rock psychédélique était maîtrisé et faisait la part belle à leurs nouveaux morceaux. Dans la lumière laiteuse, les quatre anglais commencèrent leur concert avec l’évanescent et joyeux Certainty. Les sons de synthé sont merveilleusement mis en valeur dans How Would You Like to Go. Le concert se termina avec un de leurs anciens titres aux sonorités très sixties, Shelter Song. Le dimanche 20 août, le chanteur de YAK s’est présenté sur la Scène des Remparts dans une pureté virginale; ses vêtements étant de couleur blanche. La musique du groupe britannique prend ses racines dans le rock noise et le rock garage. Durant le concert, ils se laissent chavirer par la rage des guitares et la force des corps qui se meuvent. Harbour The Feeling crée une tension soutenue sur toute la durée de la chanson. L’impression est renforcée par le leitmotiv de la guitare. Olivier Henry Burslem, le chanteur de YAK, fait coeur (!) à corps avec cette dernière.
Se perdre soi-même, se révéler dans la musique : se perdre dans la musique et se révéler à soi-même
L’art punk de Parquet Courts s’écoutait sur la Scène du Fort en début de soirée du samedi 19 août. Sans nous prendre par les sentiments, le morceau Paraphrased, tiré de leur dernier album Human Performance, témoigne d’un rock plutôt efficace. Le quartet américain sait se faire drôle sur scène, notamment lorsqu’Austin Brown, l’un des chanteurs et guitariste du groupe, a proposé au public de faire un bain de soleil avec eux – les vêtements étant optionnels – juste avant d’entamer la chanson énérgique Light Up Gold II. Premier concert de la soirée d’ouverture, Alex Cameron a envoûté de sa voix et de sa virtuosité gestuelle le public présent le jeudi 17 août à la Nouvelle Vague. Le crooner australien, qui a galeré quelques années, ne s’est fait connaître que l’année passée auprès du grand public après avoir été repéré par des membres de Foxygen lors d’un concert à Paris. Son premier album Jumping the Shark, sorti en 2014, a été réédité en 2016 par Secretly Canadian. Sur scène, l’artiste tragique enchaîne les anecdotes après avoir executé le merveilleux Take Care Of Business. Il dansait comme s’il appelait Dieu de ses voeux.
Froth fut l’une des révélations de cette vingt-septième édition de La Route du Rock. Ce furent les premiers à accueillir le public malouin. Le shoegaze éthéré du groupe californien nous rappelle, avec leur dernier album Outside (Briefly), celui des groupes fondateurs du genre comme Slowdive ou encore de formations plus récentes telles que DIIV. La performance du groupe américain est brumeuse et mélancolique. Froth porte merveilleusement son nom puisqu’il signifie écume en anglais.
L’écume blanche de leurs sons vaporeux se dépose lentement dans le Fort de Saint-Père alors que les spectateurs plongent au tréfonds de la Mer.
Le second groupe, qui allait fouler la Scène des Remparts ce vendredi 18 août, fut Idles. La formation post-punk, venue de Bristol en Angleterre, nous ont offert une prestation rageuse en présentant majoritairement les chansons de leur premier album, Brutalism, sorti plus tôt cette année. Brutale, ce serait aussi comme on qualifierait la performance du leader et chanteur du groupe, Joe Talbot. Très à l’aise sur scène et charismatique, il peste et vocifère dans son micro, ce qui fait écho à la musique nerveuse d’Idles. La techno ténébrescente d’Helena Hauff était le choix parfait pour conclure cette première journée. Profond. Radical. Noir. Un set qui a possédé notre corps pendant une heure et qui nous a plongé dans les entrailles de la désespérance. Nous aurions voulu danser jusqu’à l’aube. Derrière ses platines, Helena Hauff était imprégnée de mystère et de secret. Ce live de la DJ allemande nous a permis de combler la rencontre manquée du Montreux Jazz Festival plus tôt en juillet. Sa techno noire était bienvenue dans une journée qui sacralisait le rock et ses sous-genres.
La grande découverte de la dernière journée du festival fut certainement Petit Fantôme. Le projet solo de Pierre Loustaunau était le seul groupe qu’on a réussi à voir sur la Plage Arte Concert. Mais c’était également la seule formation française que l’on a pu écouter. La pop sensible et intimiste de Petit Fantôme jaillit sur la plage salée pendant que certains nageurs profitent de s’unir à la mer pour l’Eternité. Le groupe bordelais réalise quelques échappées électro-rock notamment dans Easy Come Easy Go ou Tu ressemblais à un orage. Les paroles rêveuses, chantées en français, réhaussent l’aspect poétique de leur musique. Comme la marée monte et le concert se finit, nous quittons la plage de Saint-Malo pour rejoindre le Fort de Saint-Père. A notre arrivée, The Proper Ornaments nous étreint de sa pop psychédélique. Les quatre anglais sont plutôt convaincants sur la Scène des Remparts. Si The Proper Ornaments ne renouvelle pas le genre, on trouve leurs mélodies plutôt bien ficelées. On pense notamment à Cremated (Blown Away) ou Shining Bright. Leur prestation scénique est, somme toute, assez discrète.
La Route du Rock 2017 : L’aimer et la retrouver
La Route du Rock était le festival coup de coeur de cet été. Une programmation fabriquée dans un écrin couleur pastel, des bénévoles avenants, un public chaleureux et bienveillant, une plage faite de sable et de coquillages, la présence d’Arte, la meilleure chaîne de télévision, sont l’ensemble des atouts du festival malouin. Bien qu’il y ait eu des problèmes d’organisation durant la durée de l’événement musical (concerts en retards, bouchons à l’entrée du festival, problème de navette à la fin du concert à la Nouvelle Vague avec une longue attente), cela n’entâche pas sa perfection immaculée. La Route du Rock est résolument un festival incontournable pour tout mélomane de musique indépendante. On se réjouit de retourner à Saint-Malo pour l’édition d’hiver qui devrait avoir lieu en février 2018. On espère que la programmation sera aussi parfaite que celle de cet été. Dans tous les cas, nous resterons fidèle à notre amour porté à La Route du Rock empreint de grâce, de poésie et de transcendance.
Janett Donis