Bob Dylan vit sa vie et fait les disques dont il a envie. Une constante dans la carrière du célèbre troubadour et un constat plus que jamais vérifié sur ce trente-sixième album studio. En effet, alors que ses compères survivants des sixties se refusent à vieillir tel le toujours sautillant Mick Jagger ou l’insatiable Paul McCartney qui récemment collaborait avec Rihanna et Kanye West ou encore Lady Gaga, l’ex-icône de la chanson protestataire nous offre quant à lui une sobre mais néanmoins classieuse relecture de standards américains des années 20 au 60’s.
Autant le dire de suite, ce disque est une réussite. Dix adaptations de classiques appartenant à ce qu’on appelle dans la culture populaire américaine « The great american songbook ». De Sinatra à Irving Berlin en passant par Prévert et Kosma, le pari est réussi pour Dylan qui métaphoriquement évoque l’interprétation de ses chansons intemporelles comme « des montagnes à escalader». Pour atteindre ces sommets sans les faire s’écrouler et au détour de cabrioles épiques, les faire reluire plus encore, Dylan s’est très légèrement équipé et s’est appliqué à les gravir presque sans effort. Avec respect et humilité. Entouré d’un groupe discret et subtil.
Le disque s’ouvre sur « I’m a fool to want you » de Frank Sinatra. La justesse et la force de l’interprétation de Dylan sur cette chanson d’amour aux paroles ambigües et à l’ambiance noire est littéralement à couper le souffle.
Comme l’a dit très habilement un célèbre journaliste américain, « it is not crooning, it is suspense », on reste en effet pendu aux mots qui s’étirent, se coupent et finissent par se briser sans prévenir. Donnant à l’interprétation son caractère dramatique et sauvegardant l’esprit originel de ce standard du Music-Hall. Le rythme est incertain. Lent et pourtant syncopé, suivant tant bien que mal la diction si particulière et géniale d’un chanteur inimitable et toujours surprenant. Au terme de cette première piste, je suis impatient de connaître la suite, tout en me doutant cependant que le reste ne sera et ne pourra être totalement à la hauteur tant cette entrée en matière est saisissante.
Le ton s’allège naturellement sur « The night we called it a day ». Le thème, lui, reste le même. Un amour qui s’éteint sur un décorum poétique et naturaliste où s’invite une lune voilée par un nuage : « There was a moon out in space, and a cloud over it’s face, you kissed me and went your way, the night we called it a day ».
Une pedal steel introduit « Stay with me », ballade mélancolique, aux inflexions vocales dylanesques très appuyées. Pour la première fois, je ne pourrais dire que cette chanson n’est pas la sienne tant elle lui ressemble. Avec de nouveau, des vers simplistes à l’imagerie forte qu’on retrouve à travers toute son œuvre : « Should my heart not be humble, should my eyes fail to see, should my feet sometimes stumble, on the way, stay with me » .
Le texte faisant même étrangement écho dans sa construction et dans ses répétitions à son propre titre « Forever Young »:
May your feet always be swift , may your heart always be joyful and may you stay forever young».
Le disque se poursuit avec un superbe « Autumn Leaves » dans la même veine sombre que le titre d’ouverture, la mélodie, familière aux francophones (interprétée entre autres par Gainsbourg, Brel, Juliette Gréco), envoûte et plonge à nouveau l’auditeur dans les méandres des amours perdus.
La deuxième partie continue sur le même modèle et ne souffre d’aucune longueur, chose que j’avais à reprocher à Together through life (2009) et à son non moins excellent précédent album Tempest. (2012). Sans doute dû au fait d’un enregistrement live et sans overdubs (ajouts d’instruments supplémentaires sur les prises live), tout ici s’enchaîne comme un tour de chant dans un cabaret.
Suivent « Why try to change me now » puis, « Some enchanted Evening » deux airs agréables, doux-amers qu’on pourrait entendre sans même les remarquer au beau milieu d’une scène romantique chez Woody Allen. « Full Moon and empty Arms », titre dévoilé quelques semaines avant la sortie de l’album est la version qui se rapproche peut-être le plus de l’originale chantée par Sinatra. L’arrangement symphonique et luxuriant de la légende du rat pack est ici simplement réadapté par Dylan et ses cinq musiciens pour une performance vocale encore très inspirée. Bob chante incroyablement bien sur ce disque. A ceux qui goûtent modérément à la relecture de ces classiques surannés et à cette ambiance de salon, ou pour les fans qui attendaient un disque de compositions originales, il restera au moins cette consolation.
Pour moi qui n’attends jamais rien d’autre de Bob Dylan que ce qu’il a choisi d’offrir, je ne me trouve que rarement déçu. Vous l’aurez compris, je me suis laissé séduire avec plaisir par ces ombres de la nuit et ne peux que chaleureusement vous en conseiller l’écoute.